« Même si tu t’auto-tamponnes « pansexuel » sur le front, tu te coupes des possibilités. Surtout, tu considères ta sexualité comme un point fixe plutôt que comme une trajectoire. » (Maïa Mazaurette) / Donna Grethen/Ikon Images/Photononstop

Cher-e étudiant-e ou futur-e étudiant-e,

Je suis bien embarrassée pour t’écrire cette lettre, parce que mon champ d’expertise – la sexualité – est déjà cannibalisé par les conseils. Des coups de pouce parfois utiles, parfois étouffants, souvent les deux en même temps.

Or, à ton âge, lorsqu’on s’affranchit de ses parents, qu’on expérimente la liberté de la vie étudiante et qu’on entre dans le monde des adultes, on n’a pas envie que les autres nous disent quoi faire, et dans quelle position.

Partons donc de cette relation ambivalente entre la sexualité et la connaissance. Ici, tu fais face à deux pentes glissantes : refuser de savoir (parce qu’on ne peut pas savoir), ou prétendre tout savoir (ou prétendre en savoir suffisamment). Je n’écris pas « pentes glissantes » à la légère : dans les deux cas, il y a de quoi se pourrir l’existence. Bien sûr qu’on peut savoir et apprendre des choses sur la sexualité ! Bien sûr qu’on voudrait tout savoir ! D’ailleurs, comment ne pas comprendre qu’à ton âge, on ait envie de trouver et se faire une place dans le monde ?

Je suis sûre que, dans ton entourage, tu ne manques pas de spécimens adultes englués dans leurs certitudes. Cette obsession pour les identités fixes traverse la société entière. Il faudrait avant tout choisir son camp : homme ou femme, trans ou intersexe, homo ou hétérosexuel, bi ou asexuel, dominant ou dominé… Personnellement, je trouve que se fixer dans une catégorie est un mauvais service à se rendre. Choisir, c’est renoncer. Et même si tu t’auto-tamponnes « pansexuel » sur le front, tu te coupes des possibilités. Surtout, tu considères ta sexualité comme un point fixe plutôt que comme une trajectoire. Bien sûr, être dans une catégorie, c’est sécurisant. C’est confortable, on apprend trois bricoles techniques qui fonctionnent à peu près (laisse-moi deviner : pénétration, fellation, cunnilingus), et hop, vogue le navire ! L’affaire sexuelle est réglée. Un peu comme si quelqu’un disait : j’ai lu trois livres, c’est bon, l’affaire littéraire, je connais.

Laisser les fenêtres grandes ouvertes

Moi, je crois qu’on peut apprendre à se connaître dans le mouvement, en se laissant des marges larges comme des autoroutes. La sexualité n’aime pas se faire enfermer, et la tienne pourrait bien durer encore huit ou dix décennies (oui, je suis optimiste). Tu ne souhaites sans doute pas rester immobile dans ta carrière, dans tes amitiés, dans tes loisirs. En matière de sexualité, c’est la même chose. Si tu t’en sens capable, garde les fenêtres de ta sexualité grandes ouvertes – et cela vaut aussi pour les fenêtres sexuelles des voisins.

Une lesbienne ne fait pas forcément ceci ou cela. Un homme ne pense pas forcément ceci ou cela. En acceptant que les autres soient radicalement libres de leurs propres trajectoires, qu’ils soient radicalement libres d’être en désaccord avec ce que tu trouves juste ou naturel ou même joli, tu t’épargnes de solides déceptions.

Evidemment, se ménager des espaces d’indéfinition ne signifie pas qu’il faille renoncer à son intériorité ou à ses intérêts. Au contraire. Un paquet d’individus, notamment ceux qui t’aiment, essaieront de te convaincre de t’« effacer », de te « gommer » : l’amour consisterait à s’oublier, le plaisir se trouverait dans la dissolution, le bon amant se comporterait avec abnégation, les jolies filles s’ignorent… A chaque fois qu’on te demande de te faire passer au second plan, on peut t’imposer des opinions ou des pratiques qui ne sont pas les tiennes. Comme c’est commode !

Résister aux tentatives de « contrôle »

Désolée d’avance, mais je vais le formuler brutalement : en l’état actuel de notre culture sexuelle, ton corps est à la fois le plus désirable et le plus vulnérable. C’est une combinaison dangereuse. Cela signifie qu’il y aura quantité de gourous, de pygmalions, d’initiatrices et de profiteurs qui prétendront « s’occuper de toi » (ben tiens). Cela signifie aussi que la victime idéale d’abus, c’est toi – et que les personnes les plus susceptibles de vouloir contrôler ta sexualité font partie de ton entourage (famille, potes, petites amies, petits amis). Je sais que c’est dur à entendre, mais tu dois l’entendre.

Je te supplie donc de soigner ta dignité… en ne laissant personne t’expliquer ce qui constitue ta dignité personnelle – sinon c’est encore une manipulation. Tu peux être digne dans un monastère ou à quatre pattes, à condition d’y consentir, et d’avoir réfléchi aux raisons de ton consentement (on peut dire oui par enthousiasme, par haine de soi, par lucidité ou manque de lucidité).

Cet « égoïsme » ne va pas de soi. Surtout quand on est le bon gars, chevaleresque. Surtout quand on est la fille chérie, valorisée quand elle se met au service des autres. On t’a certainement répété que l’égoïsme était un comportement d’enfant gâté méprisable. Je te propose ma définition : l’égoïsme ne consiste pas à se considérer comme au-dessus des autres, mais à faire passer ses intérêts avant ceux des autres. La première bienveillance, tu la dois à ton propre corps (et, avec lui, à tes fantasmes, tes limites, tes recoins de plaisir ou de douleur).

Etre égoïste et bienveillant

On t’a toujours demandé de ne pas te prendre au sérieux ? En matière de sexualité, prends-toi au sérieux. Tu n’as pas besoin de « mériter » ce respect de ta personne et de ton corps : tu es un être humain, le respect t’est dû – point barre, non négociable, emballé-pesé. Même si tu te considères comme nul ou nulle, même si tu as commis des actes moches, même si tes préférences ne sont pas banales, même si tu es raide amoureux ou amoureuse, tes opinions et ton ressenti sont valides. C’est ta sexualité. Tu peux la partager avec d’autres, mais elle t’appartient. En conséquence de quoi tu es prioritaire, et cette petite voix intérieure doit absolument être écoutée (y compris quand elle te suggère que la sexualité, en fait, tu t’en fiches).

Cette revendication obstinée de tes intérêts est nécessaire pour désirer, consentir, accepter le plaisir, communiquer, construire des relations. Cet égoïsme n’ampute pas ton potentiel d’amour, il l’augmente et le sublime. Tu auras plus de choses à offrir si tu t’es laissé de l’espace pour grandir. Tu sauras mieux respecter l’intégrité de tes partenaires si tu respectes ta propre intégrité. Pour résumer mon propos : le défi va consister à imposer ta liberté et ta dignité 1) aux autres (ceux qui t’aiment, ceux qui ne t’aiment pas), 2) à toi-même (ce n’est pas toujours le plus facile), 3) à ceux qui prétendent mieux savoir – auquel cas je te convie à t’entraîner dès maintenant… en étant en désaccord avec cette lettre.