Des manifestants anti-Brexit devant le Parlement britannique, dans le centre de Londres, le 15 janvier 2019, quelques heures avant le vote des députés sur l'accord de sortie négocié par Theresa May avec l'Union européenne. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Au-dessus de la place du parlement et du palais de Westminster, les cadrans de la tour Elisabeth et sa célèbre cloche, Big Ben, n’indiquent plus l’heure aux passants, aux élus britanniques et aux touristes déçus. Pour cause de travaux de restauration, le cœur battant de la démocratie représentative britannique n’a plus d’horloge alors que la chambre des communes s’apprête à un vote historique. En début de soirée, les députés vont voter sur l’accord négocié par la première ministre Theresa May avec Bruxelles pour le Brexit. Citoyens et commentateurs de divers bords s’attendent à ce qu’il soit rejeté, mais aux alentours du palais de Westminster, partisans et opposants du Brexit semblent partager une défiance commune envers leurs élus.

Depuis l’aube, ils sont plusieurs dizaines à s’être réunis sous les façades néogothiques qui abritent les deux chambres du Parlement avec leurs pancartes, slogans et drapeaux. Les eurosceptiques, plus nombreux, suspectent leurs représentants de vouloir contrevenir au résultat du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et de s’apprêter à « trahir le vote populaire ». Leurs adversaires espèrent que l’échec attendu de Mme May ouvrira la voie au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Ils ont accroché de nombreux drapeaux européens aux barrières disposées le long des jardins d’Abingdon Street où des dizaines de caméras de télévision et de plateaux éphémères ont été installés en vue du vote de ce soir.

Des manifestants anti-Brexit devant le Parlement britannique, dans le centre de Londres, le 15 janvier 2019, quelques heures avant le vote des députés sur l'accord de sortie négocié par Theresa May avec l'Union européenne. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Le peuple contre les politiciens

La pelouse de Parliament Square, semée des statues des grands hommes britanniques, la Tamise qui coule, imperturbable, l’avenue de Whitehall, aux alentours desquels se trouvent les principaux ministères… tout ici évoque la permanence, l’équilibre, l’enracinement des traditions politiques britanniques. Mais les remous du Brexit y portent ce matin des voix qui vont jusqu’à remettre en question la légitimité des institutions actuelles.

« Notre glorieux parlement, qui a inspiré tant de démocraties a travers le monde, a été détourné de sa fonction par des politiciens qui veulent s’en servir pour poursuivre leurs intérêts personnels », tonne Ian Farr, 64 ans, partisan du groupe eurosceptique « Leave means leave » :

« Les parlementaires sont majoritairement pour l’Union européenne. Ils vont aller à l’encontre de la volonté de la majorité des gens qui les ont élus et qui, eux, ont voté pour quitter l’Union européenne. Maintenant c’est nous contre eux, le peuple contre les politiciens ! »
Pour [cet eurosceptique], la volonté populaire exprimée par le référendum vaut mieux que la démocratie représentative

Depuis 5 heures du matin, coiffé d’une casquette doublée de fourrure synthétique, M. Farr a pris position sous les murs du parlement. Ancien monteur à la BBC, il ne fait plus vraiment confiance aux médias institutionnels, qu’il croit tenus par Bruxelles, préfère s’informer sur Youtube, et a beaucoup d’admiration pour le mouvement français des « gilets jaunes ». Pour lui, la volonté populaire exprimée par le référendum, un type de scrutin pourtant largement étranger à la culture politique britannique, vaut mieux que la démocratie représentative dont ce coin de Londres est, à l’échelle mondiale, le berceau absolu.

Un manifestant pro-Brexit, vêtu d'un gilet jaune, crie sur des manifestants anti-Brexit le 15 janvier 2019 devant le Parlement britannique, dans le centre de Londres, quelques heures avant le vote des députés sur l'accord négocié entre Theresa May et l'Union européenne. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR LE MONDE

Ignorance mutuelle et civique

Plus loin, devant la partie du palais de Westminster qui abrite la chambre des Lords, Simon Wilks, 44 ans, fait flotter au vent frais un drapeau européen, entouré de partisans du camp adverse. Malgré les tensions qui ont émaillé les journées précédentes, l’atmosphère est à l’ignorance mutuelle et civique. M. Wilks décrit en usant d’un euphémisme entendu la manière dont il considère que les institutions du pays ont géré les conséquences du référendum sur le Brexit : « Not terribly well », en détachant les syllabes dans un sourire légèrement figé. Entendre : « Affreusement mal ».

« On sait que de toute façon il n’y a pas de plan et pas de chef pour mettre en place un plan »

« On attend de voir ce qui se passera au Parlement ce soir mais on sait que de toute façon il n’y a pas de plan et pas de chef pour mettre en place un plan de toute manière », affirme M. Wilks, qui travaille dans le service informatique d’une entreprise. Son espoir, en tant que proeuropéen, est que l’échec de l’accord de Theresa May au Parlement, qui doit intervenir dans la soirée, ouvrira à terme sur l’organisation d’un nouveau référendum qui, il en est certain, donnera la majorité aux adversaires du Brexit. Mais selon lui, en politique intérieure, les divisions provoquées par le référendum ont un clivage désormais indépassable dans le pays entre démocrates libéraux d’une part et partisans des solutions politiques populistes et autoritaires.

Des anti-Brexit manifestants devant le Parlement britannique, dans le centre de Londres, le 15 janvier 2019, quelques heures avant le vote des députés sur l'accord de sortie négocié par Theresa May avec l'Union européenne. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR LE MONDE

#Unitedbytea

Ce constat teinté d’amertume sur l’état de division de la nation britannique est partagé par Fionna Tod, 30 ans. Employée d’une organisation non gouvernementale internationale intervenant dans le secteur de la santé, elle a travaillé, plus jeune, au parlement britannique.

« L’ambiance dans le pays en ce moment c’est eux contre nous”. C’est Londres contre le reste du pays, les vieux contre les jeunes et ainsi de suite… On ne sait même plus comment se parler les uns aux autres, et c’est vraiment une évolution très négative. »
Dans un esprit de conciliation et avec une bonne dose d’humour

Mme Tod n’entend toutefois pas céder au fatalisme. Après avoir été choquée comme de nombreux Britanniques par les échanges violents entre partisans et opposants du Brexit ayant impliqué une semaine plus tôt l’agression verbale de la parlementaire conservatrice et proeuropéenne Anna Soubry sur Parliament Square, elle est venue ce matin dans un esprit de conciliation et avec une bonne dose d’humour.

Dans son sac à dos, elle transporte deux grosses bouilloires, des sachets de thé et une brique de lait entier. Avec une petite pancarte en carton frappée du hashtag #Unitedbytea elle entend rappeler à ses concitoyens des deux bords qu’il y a encore certaines choses qui les unissent. « Tout le monde en Grande-Bretagne est d’accord pour prendre une bonne tasse de thé chaud, un matin de janvier quand il fait froid ! Je rappelle aux gens qu’ils peuvent être d’accord sur l’essentiel ! », glisse-t-elle dans un sourire.