Les « pros » et les « anti » Brexit se sont retrouvés à la Saint Stephens Tavern, en face du parlement, à Londres, le 15 janvier. / ED ALCOCK / MYOP / POUR LE MONDE

Sis en face du palais de Westminster, à Londres, la St. Stephen’s Tavern est une institution du monde politique britannique. C’est là que les membres du Parlement vont s’abreuver en compagnie de tous ceux qui, lobbyistes, journalistes et autres, vivent au rythme de la vie législative du pays. Mardi soir 15 janvier, après une journée de manifestation carnavalesque dans les environs du Parlement, les remainers (anti-Brexit), drapeau européen autour du cou, bérets bleus cousus d’étoiles dorées, y sont en nombre.

Lorsque les résultats du vote tombent, à 19 h 40, sur la seule télévision de l’établissement, branchée sur la chaîne parlementaire de la BBC, dans des parfums de bière éventée et de friture, la plus grosse part de l’assistance compacte éclate en vivats vengeurs. Le deal évacué, s’ouvre peut-être la voie à un nouveau référendum. Leurs adversaires politiques qui sont aussi leurs compagnons de boisson se laissent de leur côté aller à des manifestations d’incrédulité, plus discrètes. « C’est la plus grosse défaite de toute notre histoire. Elle [Theresa May] doit penser à démissionner maintenant. Elle a perdu la confiance de l’opinion… C’est historique », souffle un employé du palais de Westminster, lié au camp conservateur et désireux de rester anonyme.

Toute la journée, la St. Stephen’s Tavern a résonné de conversations politiques animées, au diapason des manifestations tonitruantes de brexiters et de remainers qui n’ont cessé de gagner en intensité autour du palais de Westminster, dans les rues avoisinantes.

Le pub se trouve au cœur de la géographie symbolique de la démocratie britannique. En face du palais de Westminster qui abrite les deux chambres du Parlement, à l’angle de Whitehall, l’avenue qui désigne par métonymie l’exécutif de Sa Majesté du fait du nombre de ministères qui y sont installés et à la diagonale parfaite de la statue tutélaire de Winston Churchill. Nous sommes ici au berceau absolu de l’idée même de démocratie représentative.

Au Saint Stephens Tavern, à Londres, le 15 janvier, à l’annonce des résultats : 432 députés ont voté contre l'accord. / ED ALCOCK / MYOP / POUR LE MONDE

Défaite massive annoncée

Les murs de l’établissement sont couverts de « unes » de journaux jaunies à l’effigie de Margaret Thatcher, de Tony Blair ou, plus récentes, de Theresa May. Les parlementaires s’y mêlent aux touristes de passage, déçus ces temps-ci de ne pas voir le cadran de la fameuse horloge qu’on appelle à tort Big Ben, enfouie sous les échafaudages.

Dans la matinée, le député gallois conservateur et proeuropéen Guto Bebb y confiait son sentiment sur le vote à venir au sortir d’un conciliabule en langue maternelle avec un de ses compatriotes : « Cela va être une défaite massive pour la première ministre et ce qui viendra après ne sera pas de nature à améliorer les choses. Le vrai danger maintenant réside dans la perception par l’opinion d’un échec global de toute la classe politique. »

Quelques 3000 soutiens d'un deuxième referendum ont attendu sur Parliament Square Garden le résultat du vote des députés, le 15 janvier. / ED ALCOCK / MYOP / POUR LE MONDE

Ces accusations d’échec, cette défiance, la foule toute proche, tous camps confondus, n’a cessé mardi de se faire l’écho entre imprécations contre Georges Soros, l’élite et les médias, côté eurosceptique, et dénonciation de l’incompétence des élus côté europhile.

Guto Bebb succédait à table à une délégation d’élus locaux venus d’un coin prospère du Buckinghamshire, un comté du nord de Londres, costumes de tweed et cravates colorées, descendus à la capitale afin de faire avancer auprès des parlementaires leur grande cause : la construction d’un tunnel censé préserver la tranquillité de leur village qui est situé sur le tracé d’une future ligne ferroviaire à grande vitesse. « Nos parlementaires sont paralysés par le Brexit, ils ont trop peur pour faire quoi ce soit et ça vaut pour les travaillistes comme pour les conservateurs ! Rien n’est réalisé et tout le monde avance dans le brouillard. Le vote de ce soir n’arrangera rien », déplore Tom Welsh, le chef de la délégation, président du Conseil de Wendover.

« Cela va mener à plus de conflits »

Quelques heures plus tard, dans la même salle, les remainers qui ont afflué à mesure que la nuit tombante rendait plus attrayante les moquettes épaisses et les bières ambrées de la St. Stephen’s Tavern, la défaite annoncée sera abondamment commentée. Liam McGrath, 32 ans, consultant en ingénierie et membre proeuropéen du Labour, venu spécialement à la St. Stephen Tavern pour assister à la publication des résultats, jubile de la défaite de Mme May : « C’est une merveilleuse nouvelle ! Maintenant, ce gouvernement doit partir, ce gouvernement qui a trompé les gens et les a traînés dans la misère. » Il acclame le dirigeant du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, qui apparaît à l’écran, ponctuant au diapason de plusieurs clients ses propos de « Yes ! » tonitruants. Le pub, antichambre de la démocratie parlementaire britannique. Il ne s’agit plus vraiment d’Europe mais déjà de rivalités partisanes.

Devant lui, Joseph, ancien avocat de 67 ans qui n’a pas souhaité donner son nom de famille, désapprouve : « Ces gens se réjouissent parce qu’ils s’imaginent que la défaite de May signifie qu’il y a plus de chance pour qu’on reste dans l’UE. » Il a toujours été favorable au Brexit, même si ses sentiments restent réservés concernant l’accord obtenu par la première ministre britannique : « L’échec de l’accord va simplement mener à plus de conflit au Royaume-Uni, à plus de divisions et à un Brexit beaucoup plus dur. Pas vraiment une occasion pour se réjouir… »

Les conversations politiques ponctuées de bons mots et d’éclats de rire se poursuivent jusqu’à la fermeture dans le brouhaha et le bruit des verres à bière qui tanguent. Invisibles et silencieux, pour abreuver l’assistance, s’affairent en silence les employés du pub, des jeunes filles italiennes, roumaine, françaises et un jeune homme letton. A peine sortis de l’adolescence, ils sont venus tenter leur chance à Londres. « On ne sait pas bien ce qu’on va devenir… la politique ce ne sont que des rumeurs de toute façon », dit, prudente, une serveuse roumaine qui souhaite garder l’anonymat. Elle n’aura pas participé aux conversations du jour : « Nous, on est là pour les servir. »

Brexit : pourquoi l’accord est encore loin d’être appliqué
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