Le ministère de l’intérieur a rendu publics, mardi 15 janvier, les chiffres annuels de l’immigration en France. En 2018, 250 550 premiers titres de séjour ont été délivrés. Titulaire de la chaire migrations et sociétés au Collège de France, François Héran analyse ces données, dans le contexte du grand débat national qui doit notamment aborder la question de l’immigration.

Dans sa lettre aux Français publiée dimanche, Emmanuel Macron suggère de « fixer des objectifs annuels » en matière d’immigration. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

C’est un serpent de mer. En 2008 déjà, Nicolas Sarkozy avait commandé à Pierre Mazeaud un rapport à ce sujet, et la commission [sur le cadre constitutionnel de la politique d’immigration] avait conclu qu’il était impossible de plafonner les titres de séjour sans miner le droit d’asile et le regroupement familial.

Comment imaginer que la France puisse se retirer des conventions internationales qui les garantissent ? On ne fixe pas le niveau des droits de l’homme au gré des circonstances : on les respecte ou on les résilie. Marine Le Pen va plus loin et voudrait interdire le regroupement familial. Mais seuls l’ont fait les pays communistes naguère, les pays du Golfe aujourd’hui. C’est tout dire.

On cite parfois l’exemple du Canada…

A tort, car le système canadien ne cherche pas à réduire le nombre d’immigrants mais, au contraire, à le porter à des niveaux élevés : plus de 300 000 par an, soit l’équivalent de 600 000 chez nous, puisque le pays est deux fois moins peuplé ! Depuis 1970, les travailleurs qualifiés sont sélectionnés sur concours. Ils décrochent 28 % des titres de séjour délivrés par le Canada, 55 % si l’on inclut leurs familles, qui peuvent les rejoindre sans délai.

Rien de tel en France. Nous avons stoppé la migration directe de travail en 1974 avant que la loi Sarkozy de 2006 sur l’immigration « choisie » ne la réintroduise, mais à petites doses. Si l’on décompte les travailleurs saisonniers, l’immigration économique représente seulement 12 % des titres [32 815 titres en 2018 dont 3 000 saisonniers]. Quant aux étudiants internationaux [82 580 titres en 2018], la composante qui progresse le plus sur le long terme, elle est difficile à réduire sans porter atteinte à la politique d’influence de la France. Or, l’augmentation des frais d’inscription annoncée récemment frappera durement les étudiants africains. Il y a là une contradiction. On ne peut pas, d’un côté, prétendre développer la francophonie et, de l’autre, empêcher les francophones de venir en France.

En 2018, 122 743 personnes ont demandé la protection de la France, soit une hausse de 22 %, alors que la demande d’asile baisse en moyenne de 13 % en Europe. Pourquoi ?

Cette baisse cache de forts contrastes : elle est de 17 % en Allemagne, de 33 % en Suède, de 72 % en Italie. Mais d’autres pays que la France ont connu de fortes hausses en un an : 45 % en Espagne, 49 % en Belgique et 13 % au Royaume-Uni. Ces variations reflètent le manque de coordination des pays européens. Quand la crise des migrants a éclaté, à l’été 2015, la France a préféré éluder le plan Juncker [de répartition des réfugiés] en se défaussant sur l’Allemagne, l’Autriche, la Suède, la Grèce et l’Italie. Il ne faut pas s’étonner que deux ans plus tard des déboutés de ces pays tentent de se replier sur la France.

Peut-on fixer scientifiquement une proportion optimale d’immigrés ?

Non, c’est impossible. Ils sont 5 % de la population en Finlande, 8 % au Portugal, 16 % en Suède, 28 % en Australie, 43 % au Luxembourg, 74 % au Qatar… et 10 % à 12 % chez nous selon le mode de calcul. Aucun modèle ne s’impose. Certes, plus un pays est riche et peuplé, plus il a les moyens d’accueillir de migrants, mais pour le reste, la capacité d’accueil est une construction politique.

En proie à la crise des « gilets jaunes », Emmanuel Macron cherche-t-il à donner des gages aux extrêmes en déviant le débat vers l’immigration ? On attend de lui autre chose, une parole de vérité qui rappelle deux faits incontournables : la France est un pays d’immigration qui, comme la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, respecte le droit universel à la vie de famille. Et, face à la demande d’asile, la France est très loin d’avoir pris sa part pendant la crise, si l’on tient compte de ses 67 millions d’habitants.

Chaque année en moyenne, entre 2015 et 2017, elle a enregistré 1 700 demandeurs pour 1 million d’habitants et accordé sa protection à 510 d’entre eux, ce qui la place respectivement au 13e et au 17e rang des pays européens. On fourvoie nos concitoyens en leur laissant croire que nous serions assaillis par la demande d’asile. Le grand débat a bien d’autres enjeux.