La secrétaire d’Etat Emmanuelle Wargon a discuté avec des « gilets jaunes », à Grand-Bourgtheroulde (Eure), le 15 janvier. / BENJAMIN GIRETTE POUR LE MONDE

Quand à 13 heures, ce mardi 15 janvier, les cinq « gilets jaunes » de Brionne se sont assis autour de la table de l’hôtel de ville de Grand-Bourgtheroulde (Eure), aux côtés du sous-préfet et d’Emmanuelle Wargon, la secrétaire d’Etat chargée de coanimer le grand débat national, l’émotion était palpable.

D’abord, parce qu’ils venaient d’essuyer quelques huées et même des « Collabos ! » hurlés par d’autres « gilets jaunes » rétifs à toute idée de dialogue avec le gouvernement. « On ne peut pas plaire à tout le monde », a rapidement évacué Francis Di-Giorgio, retraité de 65 ans.

Ensuite parce que la veille encore, réunis à 20 km de là, dans la vaste baraque en bois qui leur sert désormais de QG à Brionne, ils ne croyaient guère en leur chance de rencontrer un représentant de l’exécutif, à quelques heures du lancement du grand débat. Même s’ils n’ont pas vu Emmanuel Macron, comme espéré, ils ont saisi cette opportunité « de s’exprimer ».

Apprenant la semaine dernière que le président de la République viendrait lancer le grand débat national juste à côté de chez eux, ils avaient demandé à y participer, dans un courrier au préfet. « Je ne vous cache pas que nous étions très déçus de ne pas être associés à cette réunion alors même qu’elle a lieu suite au mouvement des “gilets jaunes” », a poliment fait remarquer en préambule Francis Di-Giorgio à la secrétaire d’Etat. Devant lui, sur la table, dix revendications, listées au terme d’une heure de vifs débats au QG.

« Peut-on continuer à manifester ? »

Mais contrairement à ce que semblait espérer Emmanuelle Wargon, la conversation n’a pas commencé par là. « Peut-on continuer à manifester ? », a d’emblée interrogé Laurent Ricordeau, solide routier de 38 ans. Dans l’Eure, le préfet a pris des arrêtés interdisant rassemblements et manifestations dans une vingtaine de communes. « Le fait qu’il ait délogé les ronds-points a fait monter la tension, a-t-il continué. Du coup on manifeste à Rouen le samedi. Mais se faire allumer par les CRS alors qu’on est pacifiste, ce n’est pas possible ! C’est la violence policière qui fait monter la haine ! »

« Le droit de manifester a toujours existé dans notre pays, c’est fondamental, répond la secrétaire d’Etat. Mais la difficulté, c’est la violence, quand ça dégénère. L’équilibre n’est pas facile à trouver. » Elle propose d’en « reparler avec le ministre de l’intérieur ». Puis relance : « On a besoin qu’une partie de ce qui s’exprime sur les ronds-points s’exprime dans le cadre du débat qu’on propose. Comme vous, d’autres doivent se mettre d’accord sur leurs revendications sinon on n’avance pas. »

Les « gilets jaunes » insistent : « Ce matin, on s’est fait contrôler nos identités, une fois, deux fois…, déplore Bruno Di Giusto, 57 ans, retraité d’EDF et conseiller municipal. C’est mettre de l’huile sur le feu ! » L’heure tourne. « Peut-être peut-on parler des revendications ? », tente Emmanuelle Wargon. Francis Di-Giorgio évoque une liste « sans prétention » :

« Beaucoup de gens veulent refaire le monde à long terme. Nous, on voudrait des mesures à court terme. Car sur notre rond-point, les problèmes de fin de mois se posent bien avant la fin du mois. »

« Rassurer les gens ne va pas être facile »

Le « gilet jaune » revient aux fondamentaux du mouvement : « Pourquoi les carburants ne sont-ils pas taxés au même niveau que les produits de première nécessité ? Ça pèse très lourd dans le budget des ménages… » Il continue sur la CSG, le montant des pensions de retraite…

Après avoir défendu l’augmentation de la prime d’activité annoncée en décembre et le remboursement d’une partie des hausses de CSG prévu à l’été, la secrétaire d’Etat revient de nouveau sur le grand débat : « Ces questions rentrent dans le thème de la fiscalité et des finances publiques. Comment avoir une fiscalité juste et équitable ? Ce débat doit s’ouvrir. Et c’est grâce à ce mouvement. »

Evoquant une aide de 50 millions octroyée par la France au Tchad, Laurent rebondit : « Mais au lieu de taxer les gens comme nous, il y a de quoi taxer en haut ! Et pourquoi donner de l’argent à l’Afrique alors qu’on n’en a pas ? » Un autre parle du montant des travaux actuellement en cours à l’Elysée. Naviguant à vue, Emmanuelle Wargon évoque tour à tour le rôle de l’aide au développement puis la préservation de « notre patrimoine ». Et conseille : « Postez votre contribution collective sur la plate-forme du grand débat », qui doit ouvrir cette semaine. « Elle sera vraiment prise en compte. »

« Si on n’écoute pas ce qui se passe à la fin de ce débat, on aura fait une énorme erreur et on prend un risque majeur. »

« “Vraiment prise en compte, ce sont des mots qui sont très importants, répète Bruno Di Giusto, en guise de conclusion. Car aujourd’hui tout le monde pense que ce grand débat ne va servir à rien. Rassurer les gens ne va pas être facile. » La secrétaire d’Etat opine :

« Vous avez raison. Si on n’écoute pas ce qui se passe à la fin de ce débat, on aura fait une énorme erreur et on prend un risque majeur. Je prends ça très au sérieux. »

Les « gilets » et la secrétaire d’Etat se quittent sur ces mots. A la sortie, Francis et Bruno confirment leur envie de donner sa chance au débat. Laurent, qui espérait déjà des réponses concrètes, n’y croit plus. Et puis, il y a Ludovic, cariste, et Nathalie, mère au foyer, qui n’ont pas pris la parole. « Je n’étais pas dans mon élément du tout », confie cette dernière, par ailleurs très affectée par les huées. Pour parer aux critiques, les « gilets jaunes » de Brionne espéraient que d’autres soient également entendus. Ce qui fut fait : Emmanuelle Wargon a reçu un second groupe dans la foulée.

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