Lindsey Vonn après la descente de Cortina d’Ampezzo, 18 janvier. / Giovanni Auletta / AP

Sur les appareils de rééducation qui occupent ses jours, Lindsey Vonn a tout le temps de réfléchir à sa future immortalité. Elle sait que le ski alpin, depuis trente ans, s’accroche à un nom et un chiffre, mythiques : Ingemar Stenmark et ses 86 victoires en Coupe du monde. Et qu’elle passerait à la postérité en remportant quatre courses de plus pour devenir son égale.

Ce qui semblait, il y a dix ans, une certitude, tant elle dominait le circuit féminin, est devenu, au fil de ses blessures, une simple hypothèse. La saison 2018-2019 de la « dame de fer » du ski alpin a été sabotée, encore, par un pépin au genou gauche, à la veille de la reprise en Amérique du Nord.

Vonn faisait son retour, vendredi 18 janvier, sur la descente de Cortina d’Ampezzo (Italie). Dans son jardin des Dolomites – 12 victoires sur cette piste –, elle est restée loin, à plus d’une seconde, d’un 83e succès en Coupe du monde. Revanche, ce week-end, avec une nouvelle descente et un super-G.

Devant la presse, à qui elle répond invariablement avec sa chienne Lucy dans les bras (laquelle a 37 400 abonnés sur Instagram ; oui, on parle bien de la chienne), Lindsey Vonn fait désormais profil bas sur la question du record de Stenmark : « Le record ne va pas me définir, que je l’aie ou non. Cela ne changera pas la trace que je laisserai dans ce sport », disait-elle récemment à l’agence Associated Press.

Et de dérouler son implication sociétale, rappelant qu’elle a, aux Etats-Unis, largement dépassé le cadre de son sport : « Je n’ai pas besoin de 87 victoires pour continuer le travail de ma fondation, aider les enfants, encourager les gens à vivre de manière saine, active, à rester positifs pour atteindre leurs rêves et leurs objectifs. »

  • Neuf courses pour Vonn

C’est à voir, et Vonn le sait ; elle n’avait que le record de Stenmark à la bouche début 2018 aux Jeux olympiques de Pyeongchang. Elle aurait pu choisir d’arrêter sa carrière à 33 ans, sur une médaille de bronze en super-G. Cette marque de Stenmark a été sa raison de continuer une saison de plus.

Après avoir raté son étape favorite de Lake Louise, au Canada, en novembre 2018, elle s’est engagée à y revenir dans un an. Ce qui laisse circonspecte Marie Marchand-Arvier, sa dauphine de la descente des championnats du monde 2009 : « Cela me paraît étonnant de faire une préparation de six mois l’été prochain pour disputer juste une course dans la saison. Comme compétitrice, je ne vois pas comment elle peut envisager de faire ça, même si c’est Lindsey Vonn : elle a un parcours particulier. »

A partir de ce samedi, il reste neuf courses cette saison à Lindsey Vonn pour atteindre et dépasser le record du Suédois. Il lui faudrait en gagner plus de la moitié, ce qui n’est pas infaisable. « Pour moi, elle va le faire, assure Marchand-Arvier. On va arriver sur des courses qui lui conviennent, notamment Cortina, et il y a moins de densité en vitesse. Sofia Goggia est absente, des filles reviennent aussi de blessure [la championne du monde Ilka Stuhec], ce qui peut faciliter le retour de Vonn. »

Si la marque suédoise est battue, il sera l’heure d’une nouvelle querelle des anciens et des modernes : les uns souligneront que la Coupe du monde, à l’époque de Stenmark (1974-1989), était légèrement moins riche en épreuves, les autres que la concurrence est aujourd’hui plus élevée.

  • Hirscher, un rythme dingue

L’Autrichien Marcel Hirscher sur le podium d’Adelboden (Suisse), le 13 janvier. / FABRICE COFFRINI / AFP

Que Marcel Hirscher dépasse les 86 victoires de Stenmark, et la cause sera entendue : il sera le plus grand. Dans la course au record, l’Autrichien est parti plus récemment, mais file plus vite que Lindsey Vonn. Il pourrait rejoindre les 86 victoires à la fin de la saison prochaine. Le technicien aux 67 victoires gagne plus des deux tiers des courses auxquelles il participe et, comme Ingemar Stenmark, a fait le choix de concentrer son effort sur ce qu’il maîtrise : géant et slalom.

Rares sont ceux qui ont vu évoluer de près les deux hommes, à trente ans d’écart. Il y a Maurice Adrait, ancien entraîneur, puis chef de presse de l’équipe de France, toujours un œil sur le circuit depuis sa retraite en 2016. « Pendant des années, j’ai pensé que le record de Stenmark était inatteignable. Puis, il y a eu [Hermann] Maier. Il jouait sur trois disciplines, on se disait qu’il y arriverait, mais il s’est fait broyer la jambe [dans un accident de moto en 2001]. Mais Hirscher, cette machine, ce physique et ce mental, on se dit que ce serait logique. Comme Stenmark, il ne lâche rien, il est constant sur la durée. Et, pourtant, le niveau est plus dense aujourd’hui, surtout chez les hommes. »

Hirscher a 29 ans et ne pense rien du record, ou presque. Il parle souvent de retraite, lui qui est devenu père et a comblé le vide olympique à Pyeongchang – deux médailles d’or. Mais le circuit a appris à se méfier des airs las de l’Autrichien, capable de remporter une course dont il pensait ne pas prendre le départ la veille. Ce qui compte, c’est qu’il ne se blesse presque jamais : « Il ne se disperse pas, observe Marie Marchand-Arvier. Il est très préservé, au contraire de Lindsey Vonn, qui avait beaucoup d’activités extrasportives. »

Plus que la lassitude, ce sont souvent les blessures qui ont eu raison des ogres du ski, prétendants à rejoindre un jour Stenmark. Il y eut Maier, qui s’arrêta à 54, mais aussi la Croate Janica Kostelic, plombée par ses genoux après avoir amassé 30 succès à 24 ans seulement (1998-2006).

  • Shiffrin n’y pense pas

L’Américaine Mikaela Shiffrin sur le podium du slalom géant de Kronplatz (Italie), le 15 janvier. / Marco Trovati / AP

Mikaela Shiffrin est-elle faite d’un autre bois ? Avec l’Américaine, le compteur de victoires est rapidement caduc, puisqu’elle s’impose au rythme d’une ou deux fois par semaine, à tel point qu’elle ne lève même plus les bras à l’arrivée. A cette heure, elle en compte 53 à l’âge de 24 ans. On commence, elle aussi, à lui parler du record.

Shiffrin dit prendre cela avec beaucoup de distance. Au journal suisse Le Temps, en début de saison :

« Pour un athlète, il y a plusieurs sources de motivation. D’un côté le plaisir, de l’autre la victoire et le fait de battre des records. Je me concentre sur la première source, car elle me fait me sentir libre et heureuse, quand l’autre est synonyme de pression.
– Laisser une trace dans l’histoire de votre sport n’est pas votre priorité ?
– Non. Je veux être la meilleure skieuse tant que je serai en activité. Je ne tiens pas à casser tous les records. Cela peut sembler deux ambitions proches, mais, pour moi, elles sont très différentes. »

Presque indétrônable en slalom, elle a commencé en 2018 à étendre sa suprématie à la vitesse. Avec modération : Mikaela Shiffrin se ménage des temps de récupération et choisit ses courses pour durer. Programmée pour être une championne dès son plus jeune âge, suivie par sa famille tout l’hiver, l’Américaine ne semble pas devoir arrêter sa carrière à 25 ans comme le fit Jean-Claude Killy. Mais on a vu des suprématies se briser sans prévenir.

Au fait, qu’en pense l’intéressé ? Prié de dire, en janvier 2018, s’il pensait que Marcel Hirscher battrait un jour son record, Ingemar Stenmark avait répondu au journal autrichien Kleine Zeitung : « Je le pense. » Le Suédois a toujours été un homme de peu de mots.