« Un changement physiologique propre à l’adolescence décale l’horloge interne des jeunes et fait qu’ils s’endorment plus tard. A 8 heures, l’adolescent est en classe, le cerveau sur l’oreiller », résume le ­pédopsychiatre Jean-Luc Martinot. / Tomas Rodriguez/Fancy/Photononstop

Un constat s’impose : les adolescents et jeunes adultes dorment de moins en moins et s’endorment de plus en plus tard, alors qu’ils ont souvent l’obligation de se lever tôt le matin durant la semaine. Près de 4 jeunes sur 10 (38 %) ferment l’œil moins de sept heures par nuit en semaine, selon l’enquête de l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV) et de la MGEN de mars 2018, réalisée par OpinionWay auprès de 1 014 jeunes de 15 à 24 ans. Bien loin des recommandations des autorités sanitaires. « Seuls un tiers d’entre eux, qui dorment huit heures et plus en semaine, ne sont pas en dette de sommeil », observe la neurobiologiste Joëlle Adrien, présidente de l’INSV.

Lia, 22 ans, étudiante en droit à Paris, qui dort en moyenne six heures par nuit, se couche entre minuit et 2 heures du matin en semaine, et autour de 3 heures du matin le week-end. Elle a toujours mis du temps à s’endormir. Des angoisses récurrentes l’empêchent de tomber dans les bras de Morphée rapidement. « Ce manque de sommeil pose un filtre noir sur les choses », dit-elle, se plaignant d’être toujours fatiguée.

Quelles que soient les études, le manque de sommeil est avéré. D’ailleurs, la plupart des 18-25 ans l’éprouvent. Une étude norvégienne, publiée en août 2018 dans Journal of Sleep Research et portant sur 50 000 étudiants norvégiens de 18 à 35 ans, a montré que l’insomnie touchait 34,2 % des femmes et 22 % des hommes, avec une forte progression depuis 2010. « Cette population a toujours été en privation de sommeil en raison du mode de vie de l’étudiant, qui mène de front les études – avec souvent une grosse pression scolaire –, une vie personnelle dense sur le plan affectif et, parfois, une activité professionnelle, constate Sylvie Royant-Parola, présidente du Réseau Morphée. Le sommeil est à chaque fois la variable d’ajustement pour gagner du temps. » A cela s’ajoutent le stress des études, la course à la performance et le temps de transport, qui peut être long.

« Le cerveau sur l’oreiller »

Les rythmes sociaux sont décalés, les jeunes adultes se couchent de plus en plus tard. « On nomme “jet-lag social” le fait de décaler l’heure du coucher et donc l’horloge biologique », précise Marie-Laure Paillère, pédopsychiatre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Outre les rythmes sociaux, « un changement physiologique propre à l’adolescence, notamment le déclenchement de la mélatonine, l’hormone du sommeil, décale leur horloge interne et fait qu’ils s’endorment plus tard », estime le pédopsychiatre Jean-Luc Martinot, directeur de l’unité Inserm 1000 neuro-imagerie et psychiatrie. « A 8 heures, l’adolescent est en classe, le cerveau sur l’oreiller », résume le spécialiste. Beaucoup somnolent dans la journée, certains avouent même dormir pendant les pauses, et il n’est plus rare que les professeurs réveillent un élève endormi.

« Une carence chronique de sommeil a pour conséquence une fatigue chronique, voire de la somnolence, de l’irritabilité, et de la tristesse (pour 1 jeune sur 5). Elle joue aussi sur l’humeur, ce qui fait le lit de l’anxiété et la dépression. » Marie-Laure Paillère, pédopsychiatre

L’adage « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » ne s’applique pas forcément à cette tranche d’âge. En effet, des dizaines d’études ont suggéré que faire démarrer les cours plus tard aurait des effets bénéfiques sur le sommeil et la santé des adolescents. L’idée n’est pas nouvelle. L’Académie américaine de pédiatrie avait suggéré en 2014 de ne pas commencer les cours avant 8 h 30. Intitulée Sleepmore in Seattle – clin d’œil à la comédie américaine Sleepless in Seattle (Nuits blanches à Seattle, 1993) –, une nouvelle étude, parue en décembre 2018 dans Science Advances, a appuyé cette recommandation. Les adolescents qui commençaient l’école cinquante-cinq minutes plus tard (passant de 7 h 50 à 8 h 45) augmentaient leur durée médiane de sommeil de trente-quatre minutes, voyaient leurs notes progresser de 4,5 % et étaient moins somnolents. Pour les élèves d’un milieu défavorisé, le fait de commencer plus tard est également associé à un accroissement de la ponctualité et une moindre tentation de « sécher » les cours.

Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, a d’ailleurs suggéré dans un Tweet à Jean-Michel Blanquer le 3 janvier de faire commencer les cours dans les lycées d’Ile-de-France à 9 heures plutôt qu’à 8 heures pour améliorer « les apprentissages et la santé » des lycéens. Le ministre de l’éducation s’est dit « ouvert » à l’expérimentation.

Pour récupérer, les étudiants se décalent beaucoup le week-end, se réveillant presque deux heures vingt plus tard en moyenne, et s’endormant une heure trente plus tard. « Ils cumulent les effets de la privation de sommeil et le décalage horaire, on parle de jet-lag du week-end », explique Sylvie Royant-Parola. Mais au lieu de récupérer, cette irrégularité répétée des horaires de sommeil – surtout le lever après 11 heures les jours de repos (qui concerne 24 % des jeunes) – aggrave les effets délétères du manque de sommeil.

Une étude publiée en février 2017 dans la revue Scientific Reports, réalisée auprès de 177 collégiens de 14 ans de la région parisienne, avait fait ressortir qu’une durée de sommeil courte (moins de sept heures) en semaine et une heure de coucher tardive le week-end étaient corrélées avec des volumes plus petits de matière grise – cette fine écorce qui entoure notre cerveau – dans plusieurs régions cérébrales (cortex frontal, cortex cingulaire et précuneus), indique Jean-Luc Martinot, qui avait coordonné cette étude. Or, ces trois régions du cerveau sont impliquées dans l’attention, la concentration, la capacité à réaliser des tâches simultanées. Cette diminution de volume de matière grise est en outre liée à de moindres performances scolaires.

Ces constats s’amplifient avec l’âge. Des travaux ont aussi révélé une modification de la matière blanche – constituée de fibres qui relient les différentes parties du cerveau entre elles –, entre 14 et 16 ans, chez ceux qui avaient une dette de sommeil.

Outre le manque d’attention, « une carence chronique de sommeil a pour conséquence une fatigue chronique, voire de la somnolence, de l’irritabilité, et de la tristesse (pour 1 jeune sur 5). Elle joue aussi sur l’humeur, ce qui fait le lit de l’anxiété et de la dépression », indique le docteur Paillère. Une étude anglaise, publiée début janvier dans Psychiatry Research, réalisée sur 546 étudiants, a mis en évidence la corrélation entre mauvaise qualité de sommeil (plus fréquent au cours de la première année d’université) et troubles anxieux.

Hyperconnexion et lumière bleue

Les effets néfastes de l’insuffisance de sommeil sur la santé physique et mentale sont bien identifiés. Un manque de sommeil agit aussi sur le métabolisme. Il modifie deux hormones digestives. Il accroît la ghréline, qui stimule l’appétit, et diminue la leptine, qui régule la satiété et le stockage des graisses dans l’organisme. Le manque de sommeil est donc souvent lié à une surcharge pondérale, des problèmes cardio-vasculaires, une fonction immunitaire réduite… De plus, le déficit de sommeil est également associé à un usage abusif d’alcool et de drogues.

Dans cette tranche d’âge, « période cruciale pour les capacités de synthèse, d’analyse et de mémoire, alors que la plasticité cérébrale joue à plein régime, le sommeil, dans toutes ses dimensions, est primordial, note la professeure Marie-Pia d’Ortho, chef du service des explorations fonctionnelles de l’hôpital ­Bichat, à Paris. Le sommeil paradoxal, notamment, pour son implication dans la mémoire procédurale, et le sommeil lent profond pour son rôle dans la consolidation en mémoire épisodique ».

Une fois couchés, les jeunes mettent soixante-huit minutes avant de cesser toute activité et d’éteindre la lumière lorsqu’ils vont en cours le lendemain, selon l’enquête de l’INSV. Et nombre d’entre eux se réveillent la nuit et ont du mal à se rendormir. En cause, pour la plupart d’entre eux, l’hyperconnexion. « Plusieurs études solides montrent ce lien indiscutable entre les écrans et le sommeil », assure Claude Gronfier, chercheur en chronobiologie à l’Inserm (Bron, Rhône).

Autre effet, la lumière bleue des diodes électroluminescentes (LED), émise par les écrans des téléviseurs, ordinateurs, tablettes et autres smartphones, active encore plus les récepteurs photosensibles non visuels de la rétine (cellules ganglionnaires à mélanopsine) que la lumière blanche d’une lampe fluorescente ou halogène. « Ces effets, lors d’une exposition le soir, perturbent le système circadien [rythme biologique de vingt-quatre heures], retardent la sécrétion de la mélatonine, l’horloge biologique, l’endormissement, et donc diminuent la durée du sommeil », insiste Claude Gronfier, qui ne cesse d’alerter sur ce phénomène préoccupant. Sans parler de la toxicité des LED pour la rétine, sachant que le cristallin du nourrisson et de l’enfant laisse davantage passer la lumière bleue.

Pas de doute pour les professionnels, un « couvre-feu digital » devrait s’imposer. D’autant que les étudiants passent de moins en moins de temps dehors. A l’inverse, le fait de faire du sport est corrélé à une hausse du temps de sommeil, un endormissement plus facile…