C'est dans la grande salle des fêtes de l'hôtel de ville que se sont tenues les plénières. L'occasion de placer les enjeux du Grand Débat. / David Pauwels pour "Le Monde"

Un exercice concret de démocratie participative. Samedi 19 janvier au matin, le Beffroi d’Arras dans le Pas-de-Calais a ouvert ses portes à une centaine de citoyens venus préparer le « grand débat national ». C’est le maire centriste, Frédéric Leturque, qui a proposé aux habitants de cette ville de 41 000 âmes, la semaine dernière lors de ses vœux, de s’emparer de l’organisation du grand débat annoncé par le gouvernement en réponse au mouvement des « gilets jaunes ».

Réunis dans la salle des fêtes de ce monument historique au style gothique flamboyant, plus de 140 personnes, dont sept revêtues de leurs gilets jaunes, ont affronté le froid - à peine 1 degré dehors - pour entamer les discussions. « On ne s’attend à rien, on est là pour voir ce qu’ils vont nous dire », prévient Christophe Penin, 45 ans. Depuis le 17 novembre, ce travailleur indépendant ne quitte plus son gilet jaune fluo.

Avec d’autres camarades, il a tenu le rond-point des Douanes pendant plus de deux mois, chaque nuit, jusqu’au démontage de ce QG le 20 décembre dernier. Avec sa femme, assistante maternelle, il tente de vivre avec 2 000 euros par mois : « On a un fils de dix ans handicapé. A partir du 15 du mois, c’est difficile, et c’est de pire en pire. Il est temps de tout remettre à plat, surtout les taxes ».

Christophe Penin, travailleur indépendant et gilet jaune, dans l'Hôtel de ville d'Arras. / David Pauwels pour "Le Monde"

« Si ça part dans la boite à oubli... »

Christophe est donc venu parler de pouvoir d’achat. Il écoute, dubitatif, le maire expliquer l’objectif de cette réunion : la ville d’Arras veut être un facilitateur dans ce grand débat national. Frédéric Leturque veut permettre « l’expression de tous, même les plus timides, pour que cela soit pertinent ». Il propose donc aux citoyens présents d’amender un texte préparé en amont, intitulé « Règlement du Grand Débat du 2 février 2019 », date proposée pour organiser une série de tables rondes de 10 heures à 16 heures dans l’Hôtel de Ville.

Pour qu’un débat se déroule dans le respect, il faut quelques règles, résumées dans ce document provisoire, et des garants. Frédéric Leturque, également conseiller régional et secrétaire de l’association Villes de France, a donc réuni quatre personnalités locales chargées d’être les « garants » du futur débat arrageois.

Un froid hivernal a envahi la ville sous un beau soleil qui innonde la salle de fêtes de l'Hôtel de ville. / David Pauwels pour "Le Monde"

L’élu local insiste : pas question pour lui ou ses collaborateurs de gérer les discussions. « Nous sommes une armée de bénévoles au service de la République, à vous d’être les animateurs, les rapporteurs et les rédacteurs », lance-t-il à l’assistance. Mais il a bien l’intention de faire en sorte que « ce qui sera mis sur la table soit pris en compte, car si ça part dans la boite à oubli, on accentuerait les déceptions et la fatigue générale ».

« Comment on va faire pour les petites communes ? »

Dans la salle, les « gilets jaunes » au dernier rang soupirent en découvrant la présence de « garants » : « Ah ben c’est mort... », souffle l’un. L’encadrement annoncé du Grand Débat, ou le fait de proposer quatre discussions dans quatre salles différentes autour des quatre thèmes proposés par le gouvernement (Fiscalité et dépenses publiques, Transition écologique, Démocratie et citoyenneté, organisation de l’Etat et des services publics) déroutent la petite bande de « gilets jaunes » qui aspiraient à un débat unique sur tous les sujets. « Nous, sur notre groupe Facebook 2CHT (Comité contre la hausse des taxes), on a déjà balancé nos questions aux gens, explique Cendrine Woillet, ex-assistante maternelle sans emploi et mère de trois enfants, gilet fluo sur le dos. Maintenant on veut entrer dans le vif du sujet ».

Pour cela, il va falloir encore attendre un peu. Les 140 personnes réunies ce matin se répartissent dans quatre salles de la mairie pour un premier exercice de démocratie participative : amender et valider le règlement du grand débat du 2 février. Dans la salle des fêtes baignée de soleil, les remarques fusent. « Comment on va faire pour les petites communes du sud d’Arras ? », demande cette dame venue d’un village de 250 habitants. Le Pas-de-Calais est le département qui compte le plus de petites communes (891).

« Nous allons essayer de regrouper les demandes avec l’appui des maires, confie Alain Bessaha, directeur de cabinet du Préfet du Pas-de-Calais chargé d’accompagner les collectivités dans l’organisation des débats. A Vimy, Biache-Saint-Vaast ou Tilloy-les-Mofflaines, les maires nous ont déjà interpellés ».

Ne pas oublier les absents

Un monsieur suggère de délocaliser les débats dans les quartiers. Une autre renchérit : « Oui, et donner la parole aux personnes âgées qui ne peuvent pas se déplacer aussi ». Au premier rang, un homme d’une soixantaine d’années se lève : « Si les gens ne sont même plus capables de se déplacer pour dire ce qu’ils ont à dire ! C’est même plus de l’assistance ça ! » Léger brouhaha dans la salle. Une salariée d’un centre social reprend la parole : « Dans les quartiers, il y a des gens qui ont besoin d’être accompagnés pour comprendre ce qu’il se passe. Il faut les faire parler et au moins noter ce qu’ils ont à dire ».

Dans la salle Robespierre, au rez-de-chaussée, un autre groupe travaille autour du projet de règlement. « Vous proposez pour le grand débat de faire des tables rondes à huit personnes mais un débat à huit, c’est pas un débat », estime Cendrine Woillet, l’ancienne assistante maternelle, restée avec ses six camarades « gilets jaunes ». Un trentenaire lui répond : « Ca peut être intimidant de prendre la parole dès qu’on est plus de dix et puis, à plus de douze, c’est la foire ».

« Macron a brouillé cette image d’espoir qu’il avait suscitée »

Pendant ce temps, le maire sillonne les couloirs du Beffroi pour prendre la température dans chaque salle : « Il faut faire confiance aux citoyens. Il faut leur donner les clefs de la co-organisation pour que cela ne soit pas pensé de là-haut ». L’élu sait que les attentes, tout comme les colères, sont grandes. Confiant, il croit à ce grand débat national : « Les gens auront vidé leur sac. Le président de la République et les citoyens auront fait de la pédagogie partagée ».

Si l’édile a voté Macron dès le premier tour de la Présidentielle, il n’a pas fait campagne pour lui. Et aujourd’hui, il liste les erreurs du chef d’Etat : « Dès juillet 2017 il n’a pas eu les mots qu’il fallait dans la concertation avec les élus locaux. Il a été maladroit avec Jean-Louis Borloo à l’Elysée. Et quand il a validé la baisse d’APL de 5 euros ou la baisse des contrats aidés, il a brouillé cette image d’espoir qu’il avait suscitée ». Frédéric Leturque est persuadé que ce qui ressortira des débats ne pourra pas rester lettre morte. « Il faudra lui faire confiance pour poser une trajectoire soutenable pour tous. Il ne faut pas que les catégories moyennes se sentent écrasées ».

Frédéric Leturque, maire d'Arras (62), dans les couloirs de l'Hôtel de ville. / David Pauwels pour "Le Monde"

Il est 11 h 15. Les quatre groupes de citoyens se retrouvent dans la majestueuse salle des fêtes où trône le portrait du Président de la République. Les rangs sont un peu clairsemés. Christophe Penin, le travailleur indépendant, espérait parler de la baisse des salaires des députés et de la mise en place d’un loyer pour le Président à l’Elysée, etc. Il n’a pas été satisfait sur ce point, mais trouve tout de même que cette matinée a été « impeccable » : « Tout le monde a pu parler ». A ses côtés, Cendrine Woillet ajoute : « On s’attendait à entrer plus dans le vif du sujet mais là on a échangé et ça permet aux gens de se rendre compte que l’on n’est pas violents, bornés, et réfractaires comme le dit la télévision. On se bat pour tous. »

« On est en train de smicardiser la France »

Les Arrageois mettent en commun les amendements décidés dans chacune des quatre salles. Le mot « règlement » a disparu au profit de « fonctionnement du grand débat ». Il est finalement décidé de ne pas se contenter d’un seul débat le 2 février mais d’en proposer d’autres dans les quartiers pour être « dans la plus grande proximité ». A chaque amendement, les citoyens sont amenés à voter « pour » en levant une fiche verte, « contre » en rouge, et « abstention » en blanc.

Les élus doivent parfois s'armer de patience pour gérer les prises de parole. / David Pauwels pour "Le Monde"

Marc Devlaminck, enseignant, aura comme tous les autres passé sa matinée en mairie, la maison commune, pour poser les bases d’une future grande concertation. « Je suis venu pour donner ma voix. Quand François Hollande avait décidé d’augmenter les impôts pour baisser la dette publique, je comprenais, mais la dette a augmenté ».

Après 20 ans d’enseignement, il gagne 2 200 euros nets et paie 6 000 euros d’impôts par an. « Il y a 20 ans, nous étions la classe privilégiée. Aujourd’hui, on est en train de smicardiser la France ». Le 2 février prochain, il sera présent au grand débat à Arras, comme beaucoup d’autres citoyens qui étaient réunis ce samedi en mairie dans l’espoir de faire entendre leur voix.

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