Editorial du « Monde ». Le projet Railbus va-t-il rester en gare ? A l’approche de la décision de la Commission européenne sur la fusion entre le français Alstom et l’allemand Siemens pour donner naissance à un géant mondial du ferroviaire, le feu vert de Bruxelles semble de plus en plus compromis. Les concessions exigées par les services de la commissaire à la concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, semblent « insurmontables » aux yeux des protagonistes, qui, face à cette inflexibilité, sont prêts à renoncer à cet « Airbus du rail ».

La Commission européenne, qui doit se prononcer au plus tard le 18 février, estime qu’on ne peut pas faire émerger de nouveaux champions européens en s’asseyant sur le droit de la concurrence. « Moins de concurrence signifierait que les Européens paieraient plus, pour moins de choix et moins de produits innovants », soulignait Mme Vestager dans un discours prononcé, le 9 janvier, à Berlin. Cinq autorités nationales de la concurrence (Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Pays-Bas, Belgique) sont sur la même longueur d’onde, craignant que le nouvel ensemble n’abuse de sa position dominante.

D’autres champions européens

Ces dernières années, on ne peut pas reprocher à la Commission d’avoir bloqué systématiquement la constitution de champions européens. Près de 70 % des mariages qui lui ont été soumis, d’Essilor-Luxottica à Alcatel-Lucent en passant par Peugeot-Opel, ont été validés par Bruxelles. Dans ce contexte, on a du mal à comprendre pourquoi Alstom-Siemens ferait figure d’exception.

Plusieurs raisons plaident en faveur de l’opération. Le marché ferroviaire est mondial. Détenir une part de marché significative permet de réduire les coûts de fabrication et de gagner en compétitivité. Surtout, le secteur est en plein bouleversement depuis 2015, avec la fusion des deux principaux constructeurs publics de trains chinois pour constituer CRRC. Ce mastodonte est déjà deux fois plus gros que l’ensemble Alstom-Siemens et comble son retard technologique à une vitesse fulgurante. Face à de tels concurrents, qui ne s’embarrassent pas des mêmes règles que les Européeens, l’argument de l’abus de position dominante paraît bien court. Les exemples de l’aéronautique et du nucléaire sont là pour nous rappeler que l’avance européenne n’a rien d’éternel.

Ces dernières années, on a reproché à l’Union européenne d’être l’idiot utile du village mondial, ouvert aux quatre vents d’une concurrence internationale plus ou moins déloyale. Le continent ne peut rester les bras ballants, face à l’accélération de la désindustrialisation et au décrochage dans les nouvelles technologies.

Mauvais signal envoyé aux opinions publiques

Pour se justifier, Mme Vestager souligne que l’Europe met en place des mesures de contrôle des investissements étrangers et cherche à imposer des règles strictes en matière d’appel d’offres. Mieux vaut tard que jamais. Les Etats-Unis et la Chine l’avaient compris bien avant nous, en faisant passer l’emploi avant le consommateur.

Si, comme c’est probable, l’échec de ce projet de fusion se confirme, ce sera un mauvais signal envoyé aux opinions publiques à quelques mois des élections européennes. L’Europe a plus que jamais besoin de se défendre face à des partenaires commerciaux qui ne jouent pas avec nos règles. L’excès de zèle qui consisterait à les appliquer à la lettre, quand les Etats-unis de Donald Trump et la Chine des « nouvelles routes de la soie » s’en affranchissent allègrement, fragiliserait une fois de plus les deux entreprises et l’emploi européen.