L’Australien d’origine russe Alexeï Popyrin, bénéficiaire d’une wild-card, a sorti Mischa Zverev et Dominic Thiem (sur abandon) avant de buter sur Lucas Pouille en cinq sets, le 20 janvier à Melbourne. / Kin Cheung / AP

Tout le monde connaît désormais le nom de Stefanos Tsitsipas, vainqueur dimanche de Roger Federer dans un huitième de finale d’anthologie. Personne n’ignore qu’il est déjà le meilleur joueur grec de l’histoire, et dans le cas contraire la bruyante communauté hellénique de Melbourne est là pour le rappeler à la terre entière. Moins nombreux en revanche sont ceux qui savent que Tsitsipas est également russe par sa mère, et que cette ascendance-là a beaucoup compté dans sa carrière. Il n’est pas le seul.

Parmi les jeunes joueuses et joueurs qui ont émergé ces derniers mois et se sont parfois révélés à cet Open d’Australie, un fait étonne : s’ils représentent des pays des quatre coins du monde, beaucoup ont des origines russes. Dans le players lounge, Stefanos Tsitsipas peut aisément converser dans la langue de Pouchkine avec l’Allemand Alexander Zverev, numéro 4 mondial, sorti hier par Milos Raonic, ou avec le Canadien Denis Shapovalov, déjà 27e mondial à 19 ans. D’origine russe également les deux espoirs américains Amanda Anisimova, 17 ans, plus jeune joueuse du Top 100, et Sofia Kenin (20 ans, 37e mondiale) et les Australiens Alexeï Popyrin, révélation du premier tour et grand ami de Tsitsipas, et Daria Gavrilova.

Tout cela ne serait que coïncidences si de nombreux points communs n’unissaient ces différents parcours indépendants les uns des autres, répartis sur trois continents et éloignés parfois de plusieurs milliers de kilomètres.

Tout part de Moscou

Tout d’abord, il est question de familles à la forte tradition sportive. Alexander Zverev est fils et frère (son aîné Mischa) de joueurs de tennis. Le père de Denis Shapovalov, Viktor, était volleyeur, mais sa mère, Tessa Shapovalova, a appartenu à l’équipe de Russie de Fed Cup. Un peu plus âgée, Julia Salnikova, la mère de Stefanos Tsitsipas, fut – comme lui – numéro un mondiale junior. Son grand-père, Sergueï Salnikov, était footballeur au Spartak et fut même sacré champion olympique avec l’équipe d’URSS, aux côtés des légendaires Lev Yachine et Edouard Streltsov, aux Jeux de… Melbourne en 1956. Engagée dans le tableau juniors filles, la Néo-Zélandaise Valentina Ivanov est la fille d’un couple d’anciens joueurs.

Ces origines russes sont souvent moscovites. L’Australienne Daria Gavrilova et l’Américaine Sofia Kenin sont nées à Moscou, tout comme les aînés d’Alexander Zverev et d’Amanda Anisimova. La mère de Stefanos Tsitsipas également. Moscou, encore, est la ville natale des trois meilleurs joueurs russes actuels, Andreï Rublev, Karen Kachanov et Daniil Medvedev. « Ce n’est pas un hasard, estime le journaliste et écrivain Richard Evans, très respecté sur le circuit. C’est à Moscou que Shamil Tarpischev, président de la Fédération russe, capitaine des équipes de Coupe Davis et de Fed Cup, organisateur de la Kremlin Cup et proche de Boris Eltsine, a fait du tennis un sport majeur en Russie. Il a su créer un engouement et, sans doute, des vocations. »

Le père du Canadien Denis Shapovalov, Viktor, était volleyeur, et sa mère, Tessa Shapovalova, a appartenu à l’équipe de Russie de Fed Cup. / WILLIAM WEST / AFP

Les bonnes fortunes des Kafelnikov, Safin, Sharapova, ont donné des idées que certains parents ont préféré mettre en pratique loin de la Mère Russie. Valentina Ivanov est coachée par son père, ancien capitaine de Fed Cup de l’Ouzbékistan. Né à Tel-Aviv, juste avant que sa famille ne parte s’installer au Canada, Denis Shapovalov a été élevé au tennis dès l’âge de 5 ans par sa mère. Schéma inverse chez les Kenin, où la fille est entraînée par le père. Avec succès : vainqueur de son premier titre WTA en début d’année à Hobart, Sofia Kenin a sérieusement bousculé la numéro un mondiale Simona Halep au deuxième tour.

En s’installant en Floride, elle n’a perdu de la culture russe que la terminaison féminine en « ova » de son patronyme. Alex Kenin n’avait jamais tenu une raquette (une exception, donc), mais a mis sa fille au tennis dès l’âge de 5 ans avec un plan bien établi et un jeu hyper-agressif. Un schéma vu des dizaines de fois (sans compter celles, innombrables, où l’obsession parentale se termine moins bien). « Stefanos est né avec le bras en l’air, comme s’il voulait déjà servir », aime à raconter sa mère, Julia, qui fut empêchée d’exprimer son potentiel de joueuse par les restrictions de sortie du pays de l’ère soviétique. Ce vécu douloureux a forgé une détermination et nourri une ambition. « Ma mère a mis beaucoup de discipline dans mon jeu. C’est, je pense, ce qui m’aide beaucoup : la discipline, ce qui, dans la culture grecque, n’est pas très commun, je dois dire… », estime aujourd’hui Stefanos.

Une dureté nécessaire

« Je ne pense pas qu’une personne qui a eu ses parents comme entraîneurs puisse dire que c’est facile, avoue Valentina Ivanov. Tu t’es battue sur le terrain avec ton entraîneur, puis tu rentres à la maison et c’est ta mère et ton père et ça continue. C’est un peu plus dur. Le style australien ou kiwi est un peu plus décontracté ; en Russie, ce n’est pas comme ça. Si vous ne passez pas une bonne journée, on vous crie dessus. Mais je suis reconnaissante de les avoir eus quand j’étais petite. C’est un sport difficile et vous n’y arrivez pas si vous n’avez pas de personnalité. »

L’espoir américaine d’origine russe Amanda Anisimova, 17 ans, plus jeune joueuse du Top 100, lors de son match contre la Tchèque Petra Kvitova, le 20 janvier à Melbourne. / Mark Schiefelbein / AP

Ces parents n’en manquent pas. Ils n’ont pas peur non plus de faire des sacrifices. Olga et Konstantin Anisimov ont émigré aux Etats-Unis pour offrir un meilleur avenir à leurs filles, Maria et Amanda. Ils s’installent d’abord à Freehold, New Jersey, la ville de Bruce Springsteen. « Quand nous avons déménagé en Floride, c’est d’abord pour la carrière de ma sœur », a expliqué Amanda Anisimova dimanche après sa défaite contre Petra Kvitova (6-2 6-1). L’aînée a joué suffisamment bien au tennis pour décrocher une bourse d’étude dans la prestigieuse University of Pennsylvania.

Tout aussi déterminés, les parents d’Alexeï Popyrin, bénéficiaire d’une wild-card et qui a sorti Mischa Zverev et Dominic Thiem (sur abandon) avant de buter sur Lucas Pouille en cinq sets. Lorsqu’il a eu 10 ans, sa famille a déménagé en Espagne. Motif : « En Croatie, j’avais joué un tournoi M10 sur terre battue contre un Espagnol et mes manques sur cette surface étaient clairs. » Popyrin a depuis gagné Roland-Garros juniors, ce qu’aucun Australien n’avait accompli depuis quarante-neuf ans.

Tennis Australia croit beaucoup en ce grand espoir, qui a remporté en octobre dernier à Bâle son premier match dans un grand tournoi ATP. Au contraire de ses compatriotes Kyrgios, Tomic et Kokkinakis, Popyrin possède l’attitude de ceux qui veulent aller loin. Elle lui a sans doute été enseignée depuis tout petit, comme à d’autres. « Je veux être numéro 1 mondiale », récite ainsi Valentina Ivanov, sortie dimanche au premier tour du simple junior sur le court n° 5. Quelques mètres plus loin, quelques minutes plus tôt, Anastasia Berezov a subi le même sort, après avoir compté un set et un break d’avance sur la tête de série numéro 1, la Danoise Clara Tauson.

Du temps et de l’argent

Plus jeune joueuse classée à la WTA (elle avait 14 ans), déjà cinq fois championne nationale dans les catégories de jeunes, Anastasia Berezov ne ressemble pas au prototype de la joueuse russe. Parce qu’elle est très brune, comme sa mère japonaise, et très menue, comme son père, un homme réservé mais souriant. « Anastasia a commencé le tennis à 4 ans et demi parce qu’il y avait un court en face de notre maison à Sydney. Comme elle a tout de suite montré des aptitudes, c’est assez vite devenu sérieux. Je dois reconnaître que nous faisons plus que l’accompagner, nous la poussons, notamment à ne pas baisser les bras, explique Dimitri Berezov. Par rapport à d’autres, je pense que nous sommes prêts à davantage d’efforts. Une carrière dans le tennis prend beaucoup de temps et d’argent. La volonté de se battre et la discipline font partie de notre caractère. »

Confrontée à la même question, Amanda Anisimova hausse les épaules : « Je ne sais pas s’il y a quelque chose de spécial chez les Russes. Ici, il n’y a que les meilleurs et tout le monde a l’air comme nous. »

Laurent Favre

Article publié sur Letemps.ch le 21 janvier 2019