Après avoir passé des mois la tête dans ses règlements, l’Agence mondiale antidopage (AMA) va se repencher sur les échantillons de sang et d’urine : en écartant, mardi 22 janvier, l’hypothèse d’une nouvelle sanction à l’encontre de la Russie, l’instance s’est offerte quelques mois de tranquillité pour repartir à la chasse aux sportifs dopés mais couverts par le laboratoire de Moscou.

Le « gendarme » de la lutte antidopage sur le plan international a privilégié le maintien de la conformité de l’agence russe antidopage, Rusada. Cette levée des sanctions remonte à septembre 2018, mais la Russie avait tardé à remplir l’une des conditions fixées : autoriser, avant la fin de l’année dernière, des experts à récupérer les données enregistrées au laboratoire antidopage de Moscou. Cet accès n’a finalement été possible que le 17 janvier, suffisamment rapidement après la date limite aux yeux du régulateur.

La recommandation du comité indépendant de révision de la conformité (CRC) de l’AMA était empreinte de prudence juridique : les règlements sont faits pour favoriser un retour des contrevenants dans le droit chemin plutôt que pour les sanctionner sévèrement. Et une nouvelle suspension n’aurait sans doute pas résisté à une contestation devant le Tribunal arbitral du sport (TAS), même si certains, comme l’Agence américaine antidopage, ont jugé que l’AMA avait une fois de plus manqué de courage face à l’hyperpuissance sportive que constitue la Russie.

Authentifier 20 térabytes de données

Depuis septembre, l’instance basée à Montréal s’accroche à sa stratégie : tout faire, quitte à se montrer souple avec les Russes, pour récupérer les données du laboratoire, puis les échantillons suspects gardés à Moscou. Et ainsi pouvoir sanctionner les athlètes concernés par le dopage d’Etat en cours en Russie depuis, au moins, le début de la décennie.

« Une petite organisation comme l’AMA a eu des résultats face à la Russie là où beaucoup de grandes organisations politiques ont échoué. Ils ont bien fait », se réjouit auprès du Monde le président et fondateur de l’AMA, Richard Pound (1999-2007), peu suspect d’indulgence vis-à-vis de la Russie.

Une partie du chemin est fait. Ce ne fut pas la plus simple, mais celle qui vient ne l’est pas davantage. La petite équipe d’enquêteurs de l’AMA, aidée de consultants extérieurs, va maintenant s’atteler à authentifier 20 térabytes de données, puis à construire des dossiers les plus solides possibles pour provoquer des suspensions.

« Il serait très compliqué de falsifier des documents individuels, mais nous ne sommes pas naïfs »

Ayant récupéré l’intégralité des données informatiques enregistrées par les dix-neuf instruments d’analyse du laboratoire entre janvier 2012 et août 2015, les enquêteurs estiment avoir assez d’éléments pour identifier une tentative de manipulation russe. Auquel cas le CRC se voudrait très sévère et recommanderait « très probablement » la suspension de la Russie pour les Jeux olympiques de Tokyo 2020.

« Il serait très compliqué de falsifier des documents individuels, mais nous ne sommes pas naïfs », dit le chef du service d’enquêtes de l’AMA, Günter Younger, ancien de la police allemande spécialisé dans le crime organisé et le trafic de stupéfiants.

C’est lui qui, avec une équipe réduite d’analystes de données et d’enquêteurs, est plongé depuis plus d’un an dans le LIMS, une base de données qui recense les contrôles du laboratoire de Moscou entre 2012 et 2015, soit plus de 63 000 échantillons.

Plus de 9 000 échantillons potentiellement positifs

« On sait ce qu’on cherche, assure Günter Younger. On a déjà identifié les cas les plus suspects. On a juste besoin de la dernière pièce du puzzle que sont les données brutes. On va pouvoir monter des dossiers très rapidement, les cas les plus solides. Nous verrons aussi s’il y a des échantillons disponibles, et s’ils sont conservés à Moscou, nous demanderons de les fournir. »

« Si je dirigeais l’AMA, conseille Richard Pound, je testerais la coopération de la Russie très rapidement en identifiant une dizaine d’échantillons et en leur demandant de les envoyer immédiatement afin qu’ils soient testés dans un laboratoire indépendant. »

Plus de 9 000 échantillons prélevés auprès des sportifs russes sont potentiellement positifs et ont été déclarés comme négatifs à l’AMA, mais le nombre de suspensions sera très inférieur. Notamment parce qu’il ne reste plus de cette époque que quelques milliers d’échantillons, sous scellés, au laboratoire de Moscou.

Quelques centaines de suspensions espérées

L’AMA espère quelques centaines de suspensions, un chiffre en accord avec l’estimation – de 300 à 600 – de l’avocat canadien Richard McLaren, qui a dirigé le rapport, remis en 2016, sur le dopage organisé dans le sport russe avec l’aide du lanceur d’alerte Grigory Rodchenkov. Elles devraient concerner en majorité l’athlétisme et les sports d’hiver, et beaucoup de retraités.

Ce serait une victoire pour l’AMA, qui a consacré une part importante de son budget, ces dernières années, à l’affaire russe, et verrait sa stratégie politique récompensée.

Mais le nombre définitif pourrait aussi être très inférieur. Dans un premier temps, l’AMA va présenter aux fédérations internationales les cas les plus solides, qui seront le plus facilement défendables devant le TAS. Mais quelle sera la réaction des juristes lorsqu’une fédération, ou l’AMA, présentera un dossier constituant un faisceau d’indices sans échantillon positif ?

Jusqu’à présent, toutes les fédérations internationales, sauf l’IBU (biathlon), se sont gardées d’ouvrir des procédures. Et celles ouvertes par le Comité international olympique ont parfois été cassées par le TAS. « Nous ne sommes pas encore à la ligne d’arrivée », reconnaît Craig Reedie. L’AMA et le sport russe en sont même très loin.