La plage de Sidi Salem, à 600 km à l’ouest d’Alger, en octobre 2009. Près de la moitié des jeunes hommes algériens sont tentés par l’émigration illégale vers l’Europe. / Louafi Larbi / REUTERS

« Le problème de l’émigration, c’est vous ! Partez, s’il vous plaît ! (…) On vous déteste parce que vous nous avez trop fait souffrir. » Dans une vidéo, tournée en face du port d’Alger, un jeune homme interpelle le ministre de l’intérieur, Nourredine Bedoui, par ces mots sans équivoque. Ce dernier participait samedi 19 et dimanche 20 janvier à une rencontre pour lutter contre l’émigration irrégulière des Algériens. Il était venu pour s’opposer aux départs vers les côtes européennes dans des bateaux de fortune. Un phénomène qu’on appelle la harga.

Selon les chiffres du ministère de la défense, les gardes-côtes algériens ont intercepté 2 519 personnes qui tentaient de quitter les côtes en bateau entre le 1er septembre et le 31 décembre 2018. Un nombre stable par rapport aux tendances de 2017, où les arrestations avaient déjà été multipliées par trois par rapport à l’année précédente.

« Les artistes qui chantent le désespoir »

Plusieurs naufrages ont provoqué beaucoup d’émotion au sein de l’opinion publique. En novembre 2018, une dizaine de jeunes de l’ouest d’Alger ont disparu près des côtes italiennes. Début décembre, une barque avec onze personnes à bord a chaviré au large de Tigzirt, dans la wilaya de Tizi Ouzou. Trois jeunes hommes sont décédés, deux autres sont portés disparus. Et deux semaines plus tard, ce sont une vingtaine de personnes, dont deux enfants de moins de 2 ans, qui ont été portés disparus après l’incendie de leur barque en pleine mer, en direction de l’Espagne.

Face à des associations, des journalistes, des représentants de différents services sécuritaires et d’autres membres du gouvernement, le ministre était donc venu appeler à unir les efforts pour réduire ces départs qu’il a imputés à l’influence des réseaux sociaux et « aux artistes qui chantent le désespoir ». « Il faut préciser que la situation socio-économique des jeunes n’est pas à l’origine du phénomène de harraga, a-t-il affirmé. La recherche d’un statut social et du gain facile sont les principales causes. »

Or, le jeune homme à casquette de la vidéo ne partage pas vraiment cette analyse. « Si vous vouliez vraiment comprendre ce phénomène, vous auriez invité un jeune qui vous aurait expliqué », glisse-t-il encore à l’attention de l’homme d’Etat. A peine en ligne, cet enregistrement s’est répandu comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux algériens et a été rejoint par d’autres réactions indignées.

« Une jeunesse bannie des responsabilités »

« Les réseaux donnent à respirer, à voir, à rêver et à se rencontrer. Les Algériens, pour se rencontrer, n’ont presque que les réseaux sociaux. Le reste est sous contrôle : il y faut un argument, une autorisation, de la soumission, la DRAG [Direction de la réglementation et affaires générales], le wali, l’imam, le Secteur et les Renseignements généraux », a écrit l’écrivain et chroniqueur Kamel Daoud dans Le Quotidien d’Oran.

Le quotidien francophone Liberté se fendait, lui, d’un éditorial rappelant qu’« il suffit juste de passer en revue les portraits des responsables à la tête des différentes institutions, mais aussi des entreprises, établissements et autres structures publiques, pour se rendre compte que la jeunesse est bannie des responsabilités ». Et ce serait là une partie de la raison de ces départs vers le nord.

Dans un document récent, le ministère de l’intérieur reconnaît l’importance du problème : « Nous vivons ces derniers temps, et de manière récurrente, des drames dus à la perte de concitoyens de différents âges. » Et pour avancer vers des solutions, plusieurs recommandations ont été adoptées à l’issue de cette rencontre officielle de deux jours. D’abord, il a été demandé aux médias d’utiliser désormais l’expression « émigration suicidaire » pour qualifier ces départs.

Création d’un observatoire national

Puis le responsable politique a promis la création d’un observatoire national chargé de l’intégration socio-économique des jeunes, mais aussi le développement des espaces sportifs, artistiques et de loisirs, et le renforcement des sanctions pour ceux qui faciliteraient ces départs. Les autorités ont par la même occasion annoncé avoir lancé des poursuites judiciaires contre les administrateurs de 51 pages sur les réseaux sociaux qui « font l’apologie » de l’émigration irrégulière.

« Cela fait vingt ans que l’on parle de ce sujet et il n’y a aucun résultat. Quelle est la volonté réelle de résorber le problème ?, s’interroge pourtant Kouceila Zerguine, un avocat d’Annaba qui travaille avec les familles de harraga disparus en mer. Pourquoi n’évoque-t-on pas les disparus en mer, les victimes de traite, les Algériens bloqués dans les Balkans ? Il y a aussi des centaines d’Algériens enterrés à Lesbos, en Grèce, et pas un seul corps n’a pu être rapatrié ! » Preuve s’il en fallait que le phénomène est plus large qu’il n’y paraît et que les routes de la migration sont multiples.