« Les Herbes folles », de Lewis Trondheim, L’Association, 368 p., 19 € / L’ASSOCIATION

LES CHOIX DE LA MATINALE

C’est la semaine où jamais pour se plonger dans des bandes dessinées. Ambiance polar, (anti)héros, amour fantasmé, histoire, dessins singuliers... Une sélection pour tous les goûts.

« My Home Hero »

KUROKAWA

Prenez un type ordinaire, cadre moyen dans une grande ville, confrontez-le à un cadavre et à la mafia. Les thrillers se révèlent d’autant plus palpitants quand le premier rôle est confié à un individu innocent et fade.

Tetsuo, celui de My Home Hero, l’est en apparence. Car s’il est évident qu’il a tué le petit ami mafieux de sa fille à coups de cuiseur à riz sous l’effet de la panique, il va faire preuve de sang-froid et de méthode pour se ­débarrasser du corps. Il est vrai que le père de famille est un grand amateur de romans policiers, piètre écrivain, et qu’il est prêt à tout pour protéger sa fille. Mais le cadavre a aussi une ­famille, plus vengeresse qu’aimante, et Tetsuo va devoir ­ affronter un grand ennemi : sa conscience et ses pensées. Un polar maîtrisé et rythmé qui n’a rien à envier aux block­busters contemporains. Pauline Croquet.

« My Home Hero », tome I, de Masashi Asaki et Naoki Yamakawa, traduit du japonais par Fabien Nabhan, Kurokawa, 224 p., 7,65 €.

« Nymphéas noirs »

DUPUIS

Trois femmes, un jardin, un crime. Jusqu’ici plutôt connus pour leurs séries d’anticipation (Code Mc Callum), Fred Duval (scénario) et ­Didier Cassegrain (dessin) signent avec cet ­album de 156 pages une belle adaptation du ­roman de l’écrivain normand Michel Bussi, Nymphéas noirs (Presse de la Cité, 2011).

On y suit les pérégrinations de Laurenç Sérénac, un inspecteur de police venu élucider un meurtre commis à Giverny (Eure), le village où Claude Monet a fini sa vie et signé certains de ses plus beaux ­tableaux, parmi lesquels la série des « Nymphéas ». Huis clos très malin, à l’atmosphère presque chabrolienne, où les personnages s’emboîtent comme des poupées gigognes mais dont on ne comprend le sens que dans les dernières pages. Les dessins à l’acrylique de Didier Cassegrain, qui doit ­publier un Conan très attendu en 2019 chez Glénat, rendent un bel hommage au père de l’impressionnisme. Cedric Pietralunga.

« Nymphéas noirs », de Didier Cassegrain, Fred Duval et Michel Bussi, Dupuis, « Aire libre », 144 p., 28,95 €.

« La Perle »

FUTUROPOLIS

Adaptant ce court roman de John Steinbeck (1947), Jean-Luc Cornette a opté pour un dessin fragile et nerveux à la fois, qui fait fi des dimensions d’échelle et de toute stylisation excessive. Son trait minimaliste comme ses couleurs évoquent le folklore mexicain dans lequel a puisé l’écrivain américain pour relater le destin de ce miséreux pêcheur de perles, Kino, qu’une découverte miraculeuse va confronter au mal.

La portée philosophique du texte sort exaltée de ce traitement graphique d’une modestie absolue, de circonstance. Frédéric Potet.

« La Perle », de Jean-Luc Cornette, d’après John Steinbeck, Futuropolis, 136 p., 20 €.

« Le Dieu vagabond »

SARBACANE

Eustis a planté sa tente au milieu d’un champ de tournesols et raconte, à qui lui offre un litron ou un bout de shit, « des histoires magiques qui résolvent les problèmes ». Car Eustis n’est pas un SDF comme les autres : c’est un satyre, que la colère d’Artémis a condamné à errer dans un monde qu’il croit sans dieux. Mais voici qu’Hécate lui propose un marché…

Au cours de cette ­fable érudite et fantasque, on croisera le ­fantôme d’un homme qu’une rage de dents a privé d’un destin héroïque, Aphrodite en tenancière de fête ­foraine ou le centaure Chiron en psychothérapeute des dieux.

Illuminé de couleurs vibrantes, le dessin virtuose du Milanais Fabrizio Dori cite l’art de la Grèce antique, mais aussi Hokusai, Otto Dix ou Van Gogh – autant d’artistes qui ont tenté de restituer une ­ « vision divine du monde, sauvage et absolue ». Anna Falier.

« Le Dieu vagabond », de Fabrizio Dori, Sarbacane, 160 p., 25 €.

« Pete Best »

FLUIDE GLACIAL

Le cow-boy Pete Best possède un point commun avec le premier batteur des Beatles, dont il emprunte le nom : une fâcheuse tendance à la lose. Sa tête, contrefaçon orangée de celle de Bob l’Eponge, n’arrange rien au tableau. Et encore moins sa dégaine en plasticine, rappelant celle de Wallace et Gromit.

Pete Best n’est pas un (anti)héros de papier mais de pâte à modeler, matériau que façonne avec application Jérôme Duveau dans les pages du mensuel Fluide glacial. Servie par les gags, efficaces et loufoques de Jean-Michel Thiriet, sa mise en scène en 3D donne au Far West des airs de pays de Cocagne, ce qu’il fut sans doute un peu. F. P.

« Pete Best », de Jérôme Duveau et Jean-Michel Thiriet, Fluide glacial, 48 p., 10,95 €.

« Révolution. Liberté »

ACTES SUD

La Révolution française, comme si vous y étiez… Diplômés de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, Younn Locard et Florent Grouazel proposent un récit d’une densité rarement vue dans la bande dessinée historique. Les événements de 1789 à 1794 y sont relatés dans leur complexité, comme si les auteurs avaient voulu faire acte de journalisme – ce à quoi ils visent en s’intéressant autant au petit peuple de ­Paris qu’aux députés et aux aristocrates.

Une violence palpable s’épanche du ­premier des trois tomes de cette fresque graphique exécutée à quatre mains (1 000 planches en tout), chaque dessinateur œuvrant à une quinzaine de pages à tour de rôle. F. P.

« Révolution. Liberté », de Florent Grouazel et Younn Locard, Actes Sud, « L’An 2 », 336 p., 26 €.

« Beastars »

KI-OON

Que se passerait-il si l’on ­enfermait l’ensemble du ­règne animal dans un lycée à l’anglaise ? C’est l’idée de ­départ de Beastars, première série de la mangaka Paru ­Itagaki, ­saluée par de nombreux prix au Japon.

A la pension Cherryton, les animaux anthro­pomorphes vivent dans une harmonie relative, avec une ­séparation de bon sens entre les herbivores et les carnivores. Les instincts sont réprimés, les hormones adolescentes, exacerbées. La paix sociale va être ébréchée quand l’un des élèves herbivores sera ­retrouvé assassiné… Une critique sans fard et très mature de la ­nature ­humaine, servie par un dessin détaillé et singulier. P. Cr.

« Beastars », tomes I et II, de Paru Itagaki, traduit du japonais par Anne-Sophie Thevenon, Ki-oon, 208 p., 6,90 €.

« Ô Joséphine »

ATRABILE

Jason laisse son esprit divaguer lors d’une randonnée en solitaire dans les montagnes d’Irlande, invente une biographie presque exacte de Leonard Cohen, improvise un polar sans queue ni tête, ­raconte les amours tumultueuses de Napoléon et de Joséphine… ­Baker.

Des personnages à tête d’animal et aux yeux vides, un ­ « gaufrier » de quatre cases, un humour absurde qu’il manie comme personne : l’auteur norvégien promène son style à travers les genres et fait toujours mouche. A. Fr

« Ô Joséphine », de Jason, traduit du norvégien par Christophe Gouveia Roberto, Atrabile, 176 p., 21 €.

« Même le Grand Soir a commencé petit »

EDITIONS FLBLB

La vérité, on le sait, sort de la bouche des enfants, même quand ils n’ont pas l’âge de parler. Infecté par un virus qui accélère la maturité, un bébé tyrannique fait tourner en bourrique ses « gros ploucs » de parents à coups de réflexions bien senties sur le genre humain ou la marche du monde. Son père deviendra-t-il le premier président de la République tiré au sort parmi les 50 millions de chômeurs que compte le pays ?

Riche idée que de détourner la pseudo-vraisemblance du roman-photo pour broder une farce aux accents de ­comédie sociétale. F. P.

« Même le Grand Soir a commencé petit », de Lisa Lugrin et Clément Xavier, Editions FLBLB, 88 p., 15 €.

« C’est aujourd’hui que je vous aime »

LES ARÈNES

Tous les hommes ont secrètement adoré une Isabelle Samain au cours de leur ­adolescence. Minijupe et queue-de-cheval, celle que l’acteur et chanteur François Morel a tenté de séduire pendant ses jeunes années affectait cet air légèrement distant qui transforme un être du sexe opposé en obscur objet du désir.

Gravé au canif sur l’arrêt de bus scolaire, projeté dans la conservation d’une mèche de cheveux trouvée entre les dents d’un peigne oublié dans les toilettes des filles, cet amour fantasmé s’est déroulé en Normandie au milieu des années 1970 – Giscard venait d’être élu président –, période insouciante que le verbe vagabond de François Morel ravive avec malice.

Publié en 2018 aux éditions du Sonneur, le court C’est aujourd’hui que je vous aime se prêtait à une adaptation en bande dessinée. Aucun autre auteur que Pascal Rabaté, chroniqueur de la « France d’en bas » et des années Formica (Les Pieds dedans, La Marie en plastique, Les Petits Ruisseaux…), ne pouvait mieux s’en emparer. Sa ligne claire et sa palette pastel racontent avec tendresse les émois du jeune héros, confronté à une timidité paralysante et aux transformations de son corps.

Les nostalgiques des « trente glorieuses » plongeront avec délice dans la reconstitution d’une époque aux ustensiles ­devenus mythiques avec le temps : la colle Cléopâtre, le stylo quatre couleurs, le poster de Mike Brant, l’Ami 6, les pyjamas à motifs… Sans prétention aucune, Morel et Rabaté parviennent à rendre universel ce passage obligé dans l’existence : écrire le prénom de sa dulcinée avec des vermicelles en forme de lettres. F. P.

« C’est aujourd’hui que je vous aime », de François Morel et Pascal Rabaté, Les Arènes BD, 68 p., 18 €. (En librairie le 30 janvier).

« The Golden Path. Ma vie de cascadeuse »

LABEL 619 ANKAMA

Véritable déclaration d’amour au cinéma d’action et d’arts martiaux hongkongais, The Golden Path romance le destin de Jin Ha, élève de la meilleure école de kung-fu du pays, partie à la ville faire carrière comme cascadeuse à la fin des années 1980.

Pour donner vie à cette combattante fictive dont la malédiction sera d’être cantonnée à des rôles de méchantes, Baptiste Pagani lui prête les traits de l’actrice de second rôle Ha Chi-Chun et une partie du CV de la superstar sino-japonaise Yukari Oshima. Depuis les débuts difficiles jusqu’à la rédemption en passant par l’affrontement avec les studios véreux, la vie de Jin Ha est intense comme un film de castagne. P. Cr.

« The Golden Path. Ma vie de cascadeuse », de Baptiste Pagani, Label 619 Ankama, 192 p., 19,90 €.

« Un été sans maman »

DELCOURT

La tête appuyée contre la vitre de la voiture, une petite fille contemple le paysage pluvieux, fait tourner ­entre ses doigts la tige d’une pâquerette, saisit le regard de sa mère dans le rétroviseur. En quelques ­cases, par sa finesse d’observation et son dessin expressif, l’auteur nous a plongés dans la mélancolie enfantine : Lucie va passer l’été en Italie, sans sa maman, chez des amis qui ne parlent pas français, et ça ne l’enchante guère.

La même justesse de ton marque l’ensemble de cette bande dessinée presque entièrement muette : la ­lumière estivale de la Riviera ligure, l’affection fougueuse d’un petit chien, la découverte de nouveaux goûts…

Dans ce quotidien si fidèlement dépeint, avec ses moments d’ennui, de joie, de perplexité, le merveilleux va faire irruption. D’abord par petites touches : Lucie fait des rêves étranges, surprend des empreintes de pas minuscules dans la boue, voit le chien redevenir un chiot pour un instant. Puis se ­retrouve nez à nez sur la plage avec un poisson en chaussures.

Grégory Panaccione, découvert avec Toby mon ami (Delcourt, 2012), est le dessinateur d’Un océan d’amour (avec Wilfrid ­Lupano, Delcourt, 2014). Cette fois, Un été sans maman évoque avec tendresse la tragédie d’Albenga, drame qui a bouleversé l’Italie en juillet 1947 : dans un naufrage sont morts 44 petits garçons en colonie de vacances, pour la plupart orphelins de guerre. « Ce livre est aussi un hommage à mes deux plus grands maîtres : Miyazaki et Mœbius », confie l’auteur. L’influence du géant de l’animation japonaise est manifeste dans la représentation du monde de l’enfance, celle du génial dessinateur d’Arzach dans l’architecture fantastique des scènes oniriques. Une œuvre « à lire calmement », recommande judicieusement une note placée en exergue. A. Fr

« Un été sans maman », de Grégory Panaccione, Delcourt, « Shampooing », 272 p., 20 €.

« L’Invasion des imbéciles »

SEUIL

En 2015, pour sa première bande dessinée, Tiphaine ­Rivière avait obtenu un beau succès avec Carnets de thèse (Seuil), où elle ­racontait les déboires des doctorants dans le milieu universitaire. N’ayant pu rendre sa thèse, sur le thème de la bêtise, l’auteure a décidé de l’adapter graphiquement, en s’autorisant toutes les ­libertés de ton et de forme ­permises par la bande dessinée.

Ne ­craignant aucune audace, elle a ainsi imaginé Yvonne, une centenaire revenue sur terre après sa mort, dans le but de mener l’enquête sur ce virus « tentaculaire et insaisissable » qu’est la connerie humaine, vaste sujet, ici décliné en douze symptômes (la futilité, la rigidité, la perte de lucidité…).

Accompagnée d’un chaperon ­extraterrestre, l’aïeule a été téléportée dans une petite ville du Morbihan dont la routine se trouve chamboulée par le mariage prochain d’un enfant du pays avec la fille d’une ministre. Citer Gilles Deleuze n’est pas chose ­fréquente dans le 9e art ; Tiphaine Rivière y parvient à la faveur d’un récit sautillant et savant, qui compense un dessin perfectible. F. P.

« L’Invasion des imbéciles », de Tiphaine Rivière, Seuil, 128 p., 16,90 €.

« Les Herbes folles »

« Les Herbes folles », de Lewis Trondheim, L’Association, 368 p., 19 € / L'ASSOCIATION

« Pas sûr que je fasse un dessin par jour pendant un an, mais on verra… » Le 1er janvier 2018, Lewis Trondheim lançait, sur son compte Instagram, le plus long teasing de l’histoire de la BD : à raison d’une page par jour, il y a posté l’intégralité du deuxième tome des Nouvelles Aventures de Lapinot.

­Improvisée sur douze carnets de 9 cm sur 14, cette fable muette est reproduite au même format. On savourera la maîtrise de la narration en images, les rebondissements épiques, le dessin efficace et les couleurs splendides. A. Fr