Avec « Ulysse, les chants du retour » (2014), Jean Harambat propose une relecture moderne du retour du héros à Ithaque. / Actes Sud BD

Jean Harambat progresse dans son œuvre comme un danseur qui s’avoue encore un peu timide, mais dont le moindre geste apparaît pourtant étonnamment à son public – à son lecteur – à la fois assuré, précis et souverain. C’est que le dessinateur et scénariste, auréolé du Prix René-Goscinny 2018 pour Opération Copperhead (Dargaud, 2017) et bénéficiant à ce titre d’une exposition présentée au Musée de la bande dessinée d’Angoulême dans le cadre du festival, a étudié la philosophie dans une première vie, qu’il n’a vraisemblablement pas vraiment quittée.

Lui restent sans doute en tête ces formules de Paul Valéry sur la danse, cet art du mouvement qui sans cesse « se déploie » et « n’a aucune tendance propre à l’achèvement ». Tel est le chemin de Jean Harambat : danser, écrire, dessiner. Mais cette triade doit être complétée par deux autres sommations qui relèvent d’une même volonté d’élaboration et d’entrée dans un cycle primordial : aller et revenir. Dans la vie comme dans l’œuvre. Dans les mythes comme dans le patrimoine. Vers soi-même comme vers les autres.

Partir pour revenir à l’essentiel

Les voyages, il connaît. Motivé par l’enjeu sportif (la pratique intensive du rugby), l’aide humanitaire (pour Action contre la faim notamment), les reportages pour la presse nationale et locale (Sud-Ouest, Le Monde 2, XXI…), ou bien par le simple besoin d’évasion, Jean Harambat, la quarantaine à peine dépassée, a déjà arpenté quelques continents – l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Océanie et l’Europe centrale. S’il a aujourd’hui regagné ses terres natales landaises, c’est pour mieux repartir, ou plutôt : pour mieux revenir à l’essentiel. Le terme « voyage » est lui aussi revenu sur ses pas et a retrouvé ce qu’il signifiait au xve siècle, où son usage le rendait synonyme de « vie ».

« Revenir était pour moi renaître », explique-t-il. Cette renaissance, opérée au début des années 2000, est entre autres passée par la bande dessinée. Il ne s’agissait dès lors plus tant de s’engager sur une route réelle que d’emprunter d’autres sentiers, psychologiques et éminemment artistiques cette fois. « Le texte et le dessin offrent des voyages immobiles, poursuit-il. Ce sont des voyages par le geste, des voyages vers une expérience passée ou imaginée, et vers des livres. »

« Ulysse, les chants du retour » (2014). / Actes Sud BD

Pour ce « voyage sédentaire », il n’est donc pas du tout question d’inactivité, mais d’entrée sans défiance dans ce qui est de l’ordre de l’inébranlable. Et dans cet exercice, Jean Harambat n’est jamais là où on l’attend, sillonnant les œuvres du patrimoine culturel, comme le montre l’exposition qui lui est consacrée. Il demande à son lecteur de se laisser guider dans sa propre bibliothèque (où se mêlent, sans ordre, Steinbeck, Alice Munro, Emily Brontë, Dumas, Camus, Kafka, Shakespeare…), dans ses souvenirs de voyages et d’enfance, dans son univers musical où l’on distingue des airs hispaniques, dans sa cinémathèque ou encore dans son petit théâtre qu’il déploie sous ses yeux en les mettant au service de chacun de ses albums. On l’accompagne ainsi dans ce passé ou ce rêve qui a déjà eu lieu, dans l’immuable, dans ce que rien ni personne ne pourrait plus jamais altérer.

Sur la route, les escales sont tant historiques que géographiques, donnant ici corps et voix au petit peuple gascon oublié du siècle du Roi Soleil et vivotant dans la misère (Les Invisibles, Futuropolis, 2008), convoquant là les amateurs et exégètes d’Homère pour mettre en scène une Odyssée dans toute sa plus criante modernité (Ulysse, les chants du retour, Actes Sud BD, 2014). Pour ce dernier album, ce sont autant des anonymes autochtones que des spécialistes de la Grèce antique tels que François Hartog, Jacqueline de Romilly ou encore Jean-Pierre Vernant (et son petit-fils) que l’auteur convie dans ses cases, pour fendre de leurs lumières ou de leur érudition la brume dans laquelle Ulysse est plongé à son retour à Ithaque, et dans laquelle le lecteur contemporain pourrait le plonger.

« Faire œuvre, c’est entretenir une relation vivante avec les livres et les êtres »

« Pour moi, faire œuvre, c’est écouter, précise Jean Harambat. C’est tenter de comprendre autant que de créer, entretenir une relation vivante avec les livres et les êtres. La vie est ce mouvement pour combler un manque toujours fuyant. Et qui sait si le dessin, avec ses accidents et ses ratures, ne traduit pas ce mouvement, imparfait, maladroit, toujours recommencé ? » Il y a donc une entreprise sisyphéenne dans l’œuvre de Jean Harambat, qui confesse bien volontiers la « souffrance » qu’il peut ressentir à l’accomplissement d’un nouvel album.

Car s’il progresse, ce n’est pas tant pour atteindre un but que pour le trajet en lui-même, qui peut être long et éprouvant. Et s’il garde son œil et son attention sur le passé, c’est pour mieux expliquer la métamorphose qui s’est accomplie entre le moment du départ et celui du retour : souvent, ni l’homme ni la terre d’origine ne ressemblent à l’homme et la terre retrouvés. L’aller-retour comporte le risque de l’altération. Ulysse lui-même ne doit-il pas tout d’abord être reconnu par ses pairs qu’il a quittés avant de pouvoir reconnaître son île natale ?

Dessiner une quête intérieure

Plus qu’une altération, le retour exige une recognition ; il doit être le signe d’une mémoire qui reprend ses droits. Et elle le peut grâce à l’ouverture à l’altérité, c’est-à-dire lorsque l’expérience personnelle rallie l’expérience partagée et donc collective. « L’homme est un animal social, tient-il à rappeler, et Ulysse ne serait pas Ulysse sans les siens, sans son inscription parmi les humains. »

« Opération Copperhead » (2017), prix René-Goscinny 2018. / Dargaud

Aussi, le parcours initiatique de Jean Harambat se justifie-t-il dans l’ambition de décrire une quête intérieure, mais elle ne saurait exister sans tous ces autres qui se situent également sur chacune des lignes : celle du départ, celle de l’arrivée, et celle qui se trace entre les deux. Il n’est donc pas étonnant que son œuvre s’apparente à un réseau d’intertextualités et d’autoréférences, de mises en abyme et de citations.

Ce n’est pas un problème pour lui de faire dialoguer les vivants et les morts, de représenter Jorge Luis Borges insultant un chauffeur de bus malavisé – effet de décalage humoristique aussi réussi que celui impliquant le capitaine Haddock en train de citer du Lamartine dans Le Trésor de Rackham le Rouge –, ou encore de convoquer Queneau, Nerval et Hemingway pour un exergue ou une illustration. Il admet au contraire « vouloir manier les sous-entendus et aimer faire des récits à tiroirs, inviter le lecteur à aller dans d’autres directions ». Son objectif ? « Que mes livres soient des intermédiaires vers d’autres livres plus grands que les miens. »

Explorer les genres

Ce n’est pas un problème, non plus, de se livrer à une exploration des genres. Jean Harambat vole entre fiction et non-fiction, entre autobiographie (En même temps que la jeunesse, Actes Sud BD, 2011), adaptation (Hermiston, Futuropolis, 2011, d’après le roman inachevé de Stevenson pour lequel il s’autorise même à donner une fin) et irruption dans la Grande Histoire via un hommage au monde du théâtre et du cinéma à travers le tout à la fois subtil, parodique et drolatique Opération Copperhead (Dargaud, 2017).

Sans doute l’auteur est-il bien cet oiseau qu’il représente souvent dans ses cases. Sans doute possède-t-il ses mêmes ailes symboles de liberté, lui, le touche-à-tout, se permettant d’explorer le(s) monde(s) sans limite, mais reprenant instinctivement et nécessairement toujours le chemin du retour, sans lequel l’aller n’aurait aucune légitimation. Ou bien aime-t-il, comme les rugbymen qu’il croque dans En même temps que la jeunesse, surprendre le manège des palombes pour mieux le suspendre dans le temps et dans l’espace.

Avec « Hermiston » (2011), Jean Harambat adapte un roman inachevé de R. L. Stevenson. / Futuropolis

Ce serait précisément ce que peut l’art : fixer l’éphémère. Et Jean Harambat, bien qu’ayant pleinement conscience de cette illusion, connaît bien le secret pour trouver l’accord des temps, « réconcilier passé, présent et futur » et se réconcilier avec soi-même, rattraper le passé et ainsi conjurer l’absence et les ombres. Il faut accepter que le retour n’est pas un retour au même.

« Chaque automne, les feuilles tombent mais ce ne sont pas les mêmes feuilles que l’année précédente. Le passé ne revient pas, conclut-il. Dans les légendes taoïstes, il y a ce sage qui monte un âne à l’envers. Or, pour nous aider à décider de ce qui est important pour nous, pour notre avenir, qu’avons-nous à part notre expérience passée, et quelques trésors dans les livres ? » Au fond, Jean Harambat progresse dans son œuvre comme le rugbyman qu’il a longtemps été : gagnant du terrain et cherchant à rejoindre les poteaux tout en faisant la passe en arrière.

« Jean Harambat : aller-retour », Musée de la bande dessinée d’Angoulême, du 24 janvier au 28 avril 2019.