Printemps 2000. Dans les rayons manga des librairies françaises encore clairsemés, les lecteurs découvrent un nouveau récit de science-fiction corrosif. Ils suivent les pérégrinations de Killee, un héros taciturne qui arpente une immense cité métallique et mécanique, à la recherche d’un génome sain, vestige d’une époque où les humains et les machines ne se confondaient pas tant.

L’histoire est brutale. Le dessin est sombre, brut, novateur

L’histoire est brutale, quasi muette, sujette à toute interprétation et tout fantasme. Le dessin est sombre, brut, novateur. Son nom résonne contre les parois de son décor étouffant : Blame !. Son auteur, Tsutomu Nihei, est un jeune inconnu. Vingt ans plus tard et au terme d’une production de séries qui ne s’est jamais suspendue, ce maître de la science-fiction japonaise est mis à l’honneur dans une exposition au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême qui se tient du jeudi 24 au dimanche 27 janvier.

« Blame ! fait partie des premières œuvres qui ont facilité l’introduction du manga en France, notamment à destination des adultes », rappelle Satoko Inaba, directrice éditoriale chez Glénat, l’éditeur français de M. Nihei. « En grande partie parce qu’il s’agit d’une œuvre cyberpunk universelle et compréhensible, contenant très peu de codes japonais. »

Une mise en images du désenchantement du Japon

Fan d’architecture, des romans du pape du cyberpunk William Gibson et des créatures façonnées par Hans Ruedi Giger pour le film Alien, Tsutomu Nihei s’inscrit dans la lignée des mangakas, comme Katsuhiro Otomo (Akira) ou Masamune Shirow (Ghost in the Shell), qui ont mis en images le désenchantement du Japon après une période de reconstruction post-seconde guerre mondiale, faste et pleine de fascination pour la technologie.

« Au Japon, la science-fiction n’est pas très populaire », raconte l’auteur au Monde. Avant de développer avec le sourire :

« En réalité, je n’aime pas qu’on me dise que je suis un auteur de SF [science-fiction] car je ne veux pas être catégorisé, d’autant que j’aime mélanger les genres. Pour “Aposimz”, j’interdis à tout le monde d’utiliser le terme de SF car, dès qu’ils entendent ce mot, les gens n’achètent plus. Ce n’est pas du tout pour nier la SF, mais plutôt pour élargir le public. Quant aux fans, eux savent dès les premières pages que ç’en est. »

« Blame ! » fait partie des œuvres qui ont popularisé le manga en France. / TUSTOMU NIHEI / GLÉNAT

En fer de lance du cyberpunk japonais, « Tsutomu Nihei est archétypal de la science-fiction des dix dernières années, qui digère les différents courants de ce genre, intègre énormément d’influences occidentales », estime Stéphane Ferrand, le commissaire de l’exposition angoumoisine consacrée au maître. L’auteur, né en 1971 dans la préfecture de Fukushima, aime s’amuser des codes de l’horreur, mais aussi faire appel dans ses séries les plus récentes au space opera (Knights of Sidonia), ou encore inventer des récits postapocalyptiques, à l’instar de sa dernière série, Aposimz, qui vient de paraître en France. Il invoque également des genres populaires japonais comme le mecha, qui met en scène des hommes dans des robots géants, et fait de nombreux clins d’œil à des créatures ou plans célèbres de Moebius, Enki Bilal ou encore Stanley Kubrick.

« J’aimerais qu’il y ait plus de clones »

Le transhumanisme traverse l’œuvre de Tsutomu Nihei

Dès ses débuts au milieu des années 1990 et jusqu’à Aposimz, qui raconte comment un groupe d’exilés tente de survivre sur un astre artificiel ravagé, Tsutomu Nihei n’a eu de cesse d’explorer la fusion de l’être humain et de la machine. Dessiner la chair qui se mécanise et se transforme, questionner la part et la perte d’humanité de ces hybrides… Le transhumanisme traverse la bibliographie de l’auteur. « Je montre des univers dans lesquels les gens ont déjà avancé sur le sujet et sont allés très loin, et ce qui en a découlé après. C’est comme anticiper dès maintenant les questions qui se poseront demain », résume le dessinateur. « Nihei pourrait faire sienne la formule de Rabelais “Science sans conscience n’est que ruine de l’ame” », estime Stéphane Ferrand.

« Aposimz » est la dernière série de Tsutomu Nihei. / TUSTOMU NIHEI / GLÉNAT

Des sujets aux portes de notre époque et pour lesquels le mangaka s’enthousiasme, sans inquiétude.

« J’espère que les progrès vont s’accélérer, même si des questions morales freinent. J’aimerais qu’il y ait plus de clones par exemple, ou que le design génétique soit démocratisé. Ce qui me gêne en revanche aujourd’hui, c’est que, par exemple, une personne amputée va toujours avoir besoin d’un médecin ou d’un spécialiste pour la maintenance de la partie artificielle. L’idée de maintenance me dérange. »

Si Tsutomu Nihei admet bien volontiers ses influences, il n’aime guère expliquer les nombreuses références qu’il maintient d’une série à l’autre, comme la présence transversale de certaines entités commanditaires et secrètes : l’agence de santé publique ou encore l’industrie TOA. « Moi-même quand je lis les œuvres et que j’y trouve des ressemblances, des références, j’ai envie de demander à l’auteur si ça fait partie d’un ensemble, s’il y a une explication. Mais je sens que s’il répond je vais être déçu. Alors en ce qui me concerne, je préfère ne pas répondre et laisser mes lecteurs se faire leur idée. Je compte encore faire quelques séries, et ce n’est qu’après que j’expliquerai. »

Vers un style plus accessible

Insondable comme ses héros, l’auteur japonais entretient le flou sur l’interprétation de son œuvre. « C’est en ce sens qu’il a une vraie démarche d’auteur. Il rêve d’un lecteur qui comprenne directement son point de vue, son travail. Il requiert son attention, lui demande de prendre du temps avec des planches très fournies et peu bavardes. Il impose un questionnement », analyse le commissaire d’exposition. « Une fois que l’œuvre est publiée, je ne veux plus la commenter ou donner des explications complémentaires. Pour moi, c’est l’œuvre qui dit tout », défend fermement et depuis toujours l’auteur.

Pourtant, depuis une dizaine d’années, avec la publication de son space opera Knights of Sidonia, que l’on rapproche volontiers de la série télévisée Battlestar Galactica, Tsutomu Nihei s’est employé à rendre son œuvre plus accessible. Sidonia est le nom du vaisseau sur lequel se sont réfugiés des habitants du Système solaire après son explosion, en quête de nouvelles planètes à habiter.

Un effort d’ouverture qui s’est manifesté par un glissement de style au milieu de la série, tant sur le plan graphique que sur le plan scénaristique. L’auteur explique :

« Blame ! était ma première série, j’ai fait ce que j’avais envie de faire sans me demander si les lecteurs comprendraient, sans me soucier d’eux. C’était pas mal de bosser ainsi mais ça peut amener des regrets. Pour “Aposimz”, je ne voulais pas que les lecteurs se sentent perdus. J’ai tenu à tout clarifier, d’où la présence de beaucoup plus de dialogues, notamment. »

« Tout le monde n’a pas aimé mon évolution »

Plus que des planches bavardes, ce qui frappe lorsqu’on tient entre ses mains Blame ! et Aposimz, c’est la rupture radicale dans la couleur dominante. Le noir aveuglant laisse place à un blanc laiteux, parfois poisseux. « Il s’agit d’un glissement technique comme métaphorique, interprète Stéphane Ferrand, on peut le mettre en parallèle avec l’effacement génétique de l’humain. » Le créateur y voit également un défi technique : « Je pense que j’ai trop travaillé avec le noir et, aujourd’hui, je voudrais vraiment m’exprimer à travers des traits. » Des traits qui tirent d’ailleurs presque vers le pointillisme, là ou vingt ans plus tôt le lecteur affrontait un trait vif, rageur.

Les planches de « Blame ! » (à gauche) étaient très sombres. Le style de Tsutomu Nihei a énormément évolué avec « Aposimz » (à droite) et ses planches très claires. / TUSTOMU NIHEI / GLÉNAT

En clarifiant sa ligne artistique, en assumant un virage plus pop, Tsutomu Nihei a su gagner l’affection d’une nouvelle génération de lecteurs. Très respecté pour sa patte sans concession, admiré pour abattre un travail colossal sans assistant – fait assez rare aujourd’hui –, Nihei a également participé à la production des adaptations animées de ses œuvres, disponibles depuis peu sur Netflix. Une troisième est même en préparation. Le mangaka, par ailleurs très tourné vers l’étranger, contrairement à certains de ses confrères et consœurs, regrette toutefois que certains de ses premiers fans au Japon désapprouvent le changement. « Ils n’ont pas tous aimé mon évolution du noir au blanc. D’aucuns laissent des commentaires sur Amazon en disant que ce n’est plus Blame !. En même temps, j’ai gagné des lecteurs, donc je pense qu’au fond j’ai eu raison… »