L’avis du « Monde » – à voir

Comme Anna Karina dans Pierrot le Fou (1965), de Jean-Luc Godard, Camille s’ennuie et ne sait pas quoi faire. Mais plutôt que de regarder sa ligne de chance, ou de hanche, la jeune New-Yorkaise travaille sa ligne de planche. Car il n’y a que le skate qui l’intéresse. Sa mère d’origine espagnole la croit au lycée. Mais l’adolescente mélancolique file rejoindre un groupe de skateuses repérées sur les réseaux sociaux, un collectif dénommé Skate Kitchen, qui existe réellement et a donné son titre au film de Crystal Moselle. La réalisatrice américaine a filmé les vraies skateuses en tissant avec elles une fiction, librement inspirée de leur quotidien. Elle les a rencontrées par hasard, un jour, dans le métro. Sidérée par leur liberté, elle a eu envie de capter ce jaillissement.

Il faut voir ces filles qui traversent Manhattan comme des reines, sautant les obstacles, défiant les voitures que l’on n’entend même plus, car les bruits urbains sont couverts par la bande-son de rock-indé. Comme dirait le chanteur Dominique A., elles ont « le courage des oiseaux » et tentent tous les vols planés.

Le résultat est planant. Plus poétique que virtuose, la caméra fait lire le bonheur sur les visages, plus qu’elle ne souligne les prouesses. La grâce, mieux que la glisse. La magie de Skate Kitchen tient aussi dans la simplicité d’un rêve qui se réalise : Camille, Rachelle Vinberg dans la vraie vie, n’est plus seule mais en bande, elle s’émancipe, trouve sa place dans les « skate park » peuplés de garçons.

Une plongée quasi ethnologique

Surtout, le film est une plongée quasi ethnologique dans le quotidien des skateuses qui jouent leur propre rôle. Entre Camille, Janay, Kurt, Rubis, Indigo, etc., c’est un flot continu de paroles. Tout y passe, les règles, les tampons, la drogue, la sexualité, entre filles ou avec les garçons : ça ne s’arrête jamais, c’est quasi-musical comme lorsque Sophie Letourneur filmait les jeunes Parisiennes dans La Vie au ranch (2010). « Moi, à part rien foutre, j’sais pas quoi foutre », disait l’une des résidentes du « ranch », comme un nouveau clin d’œil à l’héroïne godardienne.

La cinéaste américaine dit avoir été inspirée par Naissance des pieuvres (2007), de Céline Sciamma, avec Adèle Haenel. Skate Kitchen est sans doute moins subversif : le scénario installe tout de même un potentiel amoureux, faisant de Camille une traîtresse (provisoire) aux yeux de ses copines. Avant de tourner ce long-métrage, la réalisatrice a d’abord réalisé un court, That One Day (2016), avec les mêmes skateuses habillées en Miu Miu – la marque de vêtements ayant souhaité rendre visibles des talents féminins, et sa collection par la même occasion. Présenté à la Mostra de Venise, le film a intéressé des producteurs et le projet de Skate Kitchen est né.

Crystal Moselle est l’auteure d’une autre histoire à succès, le documentaire The Wolfpack, Grand Prix du jury au Festival de Sundance, en 2015. Cette fois-ci, c’est en se promenant dans la rue, à New York, qu’elle est tombée sur un groupe de garçons en costume cravate, comme sortis de Reservoir Dogs (1992), de Quentin Tarantino. Avec stupeur, elle a découvert que les six frères avaient grandi dans un quasi-enfermement, dans l’appartement familial. Souhaitant leur épargner la violence extérieure, leurs parents ne les avaient pas envoyés à l’école et leur avaient fait classe à la maison. Pour le reste, les enfants avaient tout appris en visionnant des films et encore des films, rejouant des scènes et fabriquant des costumes de leurs héros. The Wolfpack raconte cette incroyable vie par procuration. Skate Kitchen est définitivement plus outdoor : une bouffée d’air frais et un conte féministe en pays trumpiste.

SKATE KITCHEN de Crystal Moselle - BANDE ANNONCE OFFICIELLE
Durée : 01:54

Film américain de Crystal Moselle. Avec Rachelle Vinberg, Kabrina Adams, Dede Lovelace, Nina Moran (1 h 45). Sur le Web : makadamdistribution.com et www.facebook.com/MakadamDistribution