L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Qui eût dit que la ­pensée marxiste nous reviendrait au cinéma par les Etats-Unis, terre pourtant peu hospitalière à ce brandon révolutionnaire. C’est pourtant bien ce qui se produit avec le premier long-métrage de Boots Riley, qui doit autant, précisons-le d’emblée, à Karl qu’à Groucho. Soit une conception du divertissement à l’intelligence tranchante, au sens aigu de l’absurde, mené sans subtilité superflue, pour ne pas dire sciemment à la truelle, droit au but et dans ses bottes. Son auteur, hip-hopeur et activiste afro-américain d’Oakland, reste ainsi fidèle tant à l’humour au vitriol qu’à la conscience politique qui marquent son parcours musical, inauguré avec l’excellentissime groupe The Coup dans les années 1990.

Au terme d’une longue marche de sept ans pour finaliser son ­séditieux ovni, le musicien de 47 ans livre donc son premier film sous le signe d’une comédie de science-fiction, dystopie farcesque et radicale qui se paie le luxe de mettre, au pays de l’Oncle Sam, le capitalisme six pieds sous terre. L’acteur Lakeith Stanfield y ­incarne Cassius Green, jeune galérien afro-américain d’Oakland, qui vit dans le garage de son oncle, et encore à crédit, poursuit une relation entachée d’incertitude avec Detroit, une performeuse politiquement engagée, cherche à se sortir de la mouise par tous les moyens.

La providence passe par une société de télémarketing, microcosme esclavagiste dirigé par un fou furieux, où un vieux renard lui conseille de prendre une voix de Blanc pour espérer se sortir un jour de l’aliénation qui affecte les sans-grade de la vente. Le conseil porte ses fruits. Voici Cassius promu dans le carré VIP des ­super-vendeurs qui officient un étage au-dessus via un ascenseur privé dont le code secret met cinq minutes à être composé.

Hélas, la rapide promotion de notre héros dans le système ne rime pas avec l’émancipation dont il rêvait. Voici en effet ­Cassius repéré par le bien nommé Steve Lift, le PDG cocaïnomane de la holding qui possède la ville tout entière, qui entreprend de transformer ­génétiquement ses ­employés en chevaux pour augmenter leurs capacités de travail. Instamment invité à le rejoindre, Cassius doit en parallèle gérer la grave crise de confiance que son entrée dans le Nirvana capitaliste a ouverte entre lui et sa fiancée, de même qu’avec ses camarades sous-prolétarisés du télémarketing qui entament une grève ­copieusement matraquée par la police locale.

Crudité brechtienne

Tout cela, sur le papier, pourra sembler un peu old style. En réalité, le film joue avec un bel aplomb la crudité brechtienne, se révèle d’une acerbe drôlerie, et est doté d’une énergie démentielle. C’est un feu d’artifice pop. Parodie cruelle d’une communication soporifique destinée à transformer l’humanité en organe de consommation acéphale. Aperçu de l’engrenage horrifique du capitalisme financier comme puissance destructrice de la vie physique et spirituelle. Visions cauchemardesques d’un avenir intégralement inféodé à la logique d’entreprise, que l’on pressent peu ou prou advenu. Définition étendue, enfin, de l’esclavage comme donnée constitutive d’un système social fondé sur l’exploitation féroce de l’homme par l’homme.

Ce contre quoi Sorry to Bother You se définit, assez miraculeusement il faut en convenir, comme un film joyeusement récalcitrant, y compris à l’écosystème cinématographique qui le promeut. Parce qu’il est libre et frondeur, parce qu’il fait sonner une bande originale incendiaire, parce qu’il a l’habileté dialectique d’accrocher à son émeute esthétique une belle breloque de vedettes hollywoodiennes en devenir (Lakeith Stanfield, Tessa Thompson, ­Steven Yeun, Armie Hammer…). Ainsi, sur la carte toujours plus étendue du cinéma réalisé par des Afro-Américains, Boots Riley marque-t-il d’emblée un territoire très original, lequel ne s’en mesure pas moins avec quelques illustres devanciers ou contemporains.

Esclaves de la marchandise

Charles Burnett (My Brother’s Wedding, 1983), magnifique pionnier salué à distance sur le terrain de l’humour et de la sensibilité urbaine. Spike Lee (BlacKkKlansman, 2018), rageusement dépassé sur sa gauche ; Jordan Peel (Get Out, 2017), rejoint dans l’art magistral d’élever la problématique noire à une formulation universelle. ­Donald Glover (son excellente série Atlanta, 2016), pour la poésie rugueuse de la débrouille dans la jungle des quartiers.

Encore que non noir et non américain, Guy Debord pourrait être aussi l’une des grandes invocations secrètes de ce film qui, puisant sciemment ou non dans l’arsenal situationniste, célèbre le « détournement » des fausses valeurs et la « dérive » comme exemples ludiques à suivre. Sans doute l’électrisant Sorry to Bother You ne ressemble-t-il pas de prime abord au spectral In girum imus nocte et consumimur igni (« nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »), dernier film, bouleversant, réalisé par Guy Debord en 1978. Il n’empêche que les deux œuvres convergent pour s’alarmer que les hommes, œuvrant avec fébrilité au sacrifice de leur vie, soient devenus esclaves de la marchandise comme les papillons nocturnes le sont de la flamme.

Sorry to Bother You / Bande-annonce [Au cinéma le 30 janvier]
Durée : 02:28

Film américain de Boots Riley. Avec Lakeith Stanfield, Tessa Thompson, Jermaine Fowler (1 h 51). Sur le Web : www.universalpictures.fr/micro/sorry-to-bother-you et sorrytobotheryou.movie