Editorial du « Monde ». En dépit des controverses qu’elle suscite et des doutes qu’elle a fait naître chez certains députés de la majorité, l’examen de la proposition de loi « prévention et sanction des violences lors des manifestations », autrement dite « loi anticasseurs », progresse à l’Assemblée nationale. Ce texte, issu d’une proposition de loi élaborée et adoptée par la droite sénatoriale à l’automne 2018, devrait faire l’objet d’un vote solennel mardi 5 février.

Dès à présent, cependant, l’essentiel a été dit, sans pour autant désamorcer les critiques. D’une manière générale, le gouvernement s’est défendu d’avoir soumis aux députés, en urgence, un texte « de circonstance ». Surprenante dénégation, quand tout démontre le contraire et que, en l’occurrence, cela n’a rien de déshonorant. L’on sait, en effet, que cette initiative a été lancée par le premier ministre, Edouard Philippe, le 7 janvier, au surlendemain d’un énième samedi de mobilisation des « gilets jaunes », à nouveau accompagné de violences.

Devant l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur l’a d’ailleurs redit sans détour ni ménagement. Il a dénoncé « une petite minorité de brutes » qui n’écoutent que « leur soif du chaos » et qui, chaque semaine, « sévissent à Paris et partout en France ». Ces violences – qui ont fait, depuis deux mois, quelque 1 800 blessés parmi les manifestants et un millier chez les forces de l’ordre – n’ont « que trop duré », aussi bien pour des forces de l’ordre « remarquables de professionnalisme » que pour « les millions de Français qui n’en peuvent plus », a martelé le ministre. Il s’agit donc bien, pour le gouvernement, de démontrer sa détermination et de conjurer le procès qui pouvait lui être fait d’être impuissant face à la répétition de manifestations tournant à l’émeute urbaine. Et il a, sur ce point, obtenu un large soutien de l’Assemblée, notamment de la part des députés Les Républicains.

Régime d’exception

En revanche, le gouvernement a dû ferrailler pour faire adopter la disposition-clé de ce texte : le pouvoir accordé aux préfets, et non plus au seul juge judiciaire, de prononcer des interdictions de manifester à l’encontre de toute personne qui « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public », en raison de « ses agissements » violents lors de manifestations précédentes.

Accusé par les députés de gauche de mettre à mal les libertés publiques et le droit de manifester (qui découle de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme sur la liberté d’opinion), le ministre de l’intérieur a répliqué que ce « droit doit être protégé, et non pris en otage » par quelques dizaines ou centaines de casseurs.

Il n’empêche, quelles que soient les précautions prises pour la préciser et l’encadrer, cette nouvelle interdiction administrative de manifester constitue une entorse à la liberté de manifester. Au motif que la lenteur de la procédure judiciaire la rend inopérante pour empêcher des manifestants violents de récidiver semaine après semaine, elle supprime ou reporte le contrôle du juge.

Pour circonscrire la menace d’un petit nombre de casseurs, elle introduit un régime d’exception qui peut s’appliquer à tous les citoyens. Enfin, l’expérience de l’interdiction administrative de stade (adoptée en 2006 pour lutter contre le hooliganisme) démontre que l’usage de telles mesures de police administrative est volontiers extensif et souvent abusif. La fin, si légitime soit-elle, ne justifie pas tous les moyens.