Une prostituée discute avec un client potentiel à travers la vitre de sa camionnette dans le bois de Vincennes, en octobre 2002. / MEHDI FEDOUACH / AFP

Grace n’existe pas. Dix minutes à peine se sont écoulées depuis le début de notre entretien que l’auteure explose le mythe si patiemment créé. Grace, son « corps fuselé et ferme », « son visage lisse et régulier comme une sculpture de Brancusi, deux grands yeux à larges paupières et longs cils ». L’aînée de la famille contrainte d’arrêter ses études pour aller gagner en France de quoi offrir un avenir à ses frères et sœurs. La fille de Benin City qui croyait faire du baby-sitting à Paris, et découvre qu’elle doit se prostituer au bois de Vincennes pour rembourser son voyage – 70 000 euros.

Grace, qui a survécu à un périple du sud du Nigeria à Paris, à travers le Niger, la Libye, la Méditerranée et l’Italie. Cette même route de la prostitution qu’empruntent des centaines de Nigérianes chaque année. Grace l’intrépide, ses phrases ponctuées de « ô » et de « ê ». Celle qui s’en est sortie, on ne sait grâce à quelle réserve de courage, n’existe pas. Karine Miermont l’a inventée.

Bien sûr, on aurait pu s’en douter. « Roman », c’est écrit sur la couverture du livre. « Le réel et le fictif sont tout le temps entremêlés, explique l’auteure. Dès le départ, quand je dis “une reine”, “ça pourrait commencer comme ça”, cela veut dire que l’on est sur un fil. Mais l’histoire a été nourrie de réel car j’ai vraiment rencontré une femme qui s’est occupée de prostituées nigérianes. »

« S’imprégner de réel »

Le livre raconte ce jour où, lors d’une journée du livre en banlieue, une femme vient lui parler de « l’association » qui distribue des boissons chaudes et des préservatifs aux Nigérianes du bois. Elle raconte comment Paris et Abuja connaissent l’existence du réseau mais ferment les yeux. Tout de suite, Karine Miermont a besoin de comprendre. Pourquoi ? « Parce que ça se passe juste à côté de chez moi, répond-elle. Je vis dans le XIIe arrondissement, et je n’en savais rien. Personne n’a l’air d’être au courant d’ailleurs. »

Alors elle « s’imprègne de réel », écoute les documentaires de la BBC et de France Inter, lit des reportages du Guardian, du New York Times, ainsi que le compte-rendu du procès d’une proxénète, Mama Gladys. Elle lit sur l’histoire et les légendes du Nigeria, les romans de Chimamanda Ngozi Adichie. Karine Miermont ne sait pas où elle va, mais continue à prendre des notes, compte les kilomètres entre chaque ville, reproduit l’itinéraire, du sud du Nigeria à Paris sur une grande carte, marque les étapes – Tripoli, Castel Volturno. Comprend les relations entre les mafias. Aussi, en lisant, en écoutant, elle attrape les paroles et les expériences que son héroïne fera siennes. Elle façonne Grace ainsi que le ferait un sculpteur.

Quand elle parle de Grace, on croit voir des souvenirs passés dans les yeux bleus de Karine Miermont. « J’écrivais avec la sensation d’avoir la tête posée contre la sienne, confie-t-elle. Pour moi, elle existait, car elle est faite de beaucoup de paroles des femmes que j’ai rencontrées. »

Accompagner une maraude

L’écrivaine s’est rendue au bois de Vincennes. D’abord à scooter avec « son homme ». La nuit, ils passent et repassent devant les allées. Karine Miermont devine des ombres, retient des images. Elle contacte une association qui met du temps à lui faire confiance, car les demandes de journalistes et d’écrivains abondent. Puis, au bout de longs échanges, on décide qu’elle accompagnera une maraude.

Pas question d’avoir un carnet ou de dire qu’elle est écrivain. « La parole est trop fragile, le lien est trop ténu entre les prostituées et les associations. Il ne faut aucun élément perturbateur », précise-t-elle. Alors, Karine Miermont distribue le café comme une bénévole, sort à la rencontre de « sept, huit, neuf femmes » qui n’osent pas monter dans le camion de l’association. Elle retrouve dans leurs mots la dignité et la joie présentes dans les récits qu’elle a lus et entendus.

« J’ai fait le pari d’écrire à la hauteur de cette joie, affirme-t-elle. C’était le moteur de mon écriture. Bien sûr, c’est peut-être une manière pour elles de cacher leurs souffrances. Mais c’est aussi une façon de se réjouir dès qu’il y a le tiers du quart d’une raison de le faire. Je trouve ça très beau. » Jamais, en revanche, elle ne pénètre dans le petit studio en ville où les prostituées se reposent la journée. « Quand Grace dit dans le livre que c’est dangereux, qu’on ne peut pas tout dire, c’est vrai », explique-t-elle.

Auteure d’un récit, L’Année du chat (Seuil, 2014), longtemps productrice et directrice artistique pour la télévision, Karine Miermont s’est interrogée sur sa légitimité à s’emparer de ce sujet. « Est-ce que j’ai le droit ? Je ne suis pas journaliste, je ne suis jamais allée au Nigeria. Bien sûr que je me suis posée la question. Mais quand on essaie d’écrire sérieusement, on est obligé de prendre cette liberté-là. Il faut tenter la traversée, comme disait l’éditeur Denis Roche. » Et Grace l’intrépide, inoubliable, si réelle, prouve indéniablement qu’elle a eu raison.

Grace l’intrépide, de Karine Miermont, éd. Gallimard (160 pages, 16 euros).