Un camion de marchandises arrive au camp de Barsalogho, au Burkina Faso, le 9 janvier 2019, avec à son bord une dizaine de femmes et d’enfants déplacés. / Sophie Douce

Deux semaines se sont écoulées mais, sur son visage, le choc se lit encore. Souvenirs gravés d’un massacre auquel il a échappé de justesse. C’était le 1er janvier à Foubé, un hameau du nord du Burkina Faso. « Ils ont rassemblé tous les hommes sous un hangar, nous ont couchés à terre et fusillés l’un après l’autre. Mon père, mon grand frère, mon oncle. Six personnes au total », raconte Moussa Dicko. L’éleveur peul de 39 ans a encore les yeux emplis d’effroi lorsqu’il raconte ces heures terribles où deux hommes armés, des « koglweogo » selon lui, membres d’un groupe d’autodéfense local, ont fait irruption, brûlant les cases et s’en prenant aux habitants. « Je suis resté allongé, immobile, poursuit-il. Et comme ils me pensaient mort, je me suis levé et j’ai couru. J’ai réussi à échapper à leurs tirs en me cachant dans la brousse. »

Pour rejoindre Barsalogho, le chef-lieu du département, à plus de 80 km de là, il a marché trois jours durant, avec sa femme et ses enfants, sans boire ni manger, jusqu’à ce qu’un routier les conduise près de la ville, dans un camp humanitaire dressé à la va-vite. « Une partie de ma famille est restée là-bas, je n’ai aucune nouvelle d’eux », s’inquiète-t-il. A ses côtés, Yacouba Diallo, lui aussi présent dans le hangar le jour de la tuerie, n’a plus vraiment de mots. Il soulève simplement la manche droite de son manteau déchiré au coude, découvrant les dizaines de cicatrices laissées par les impacts de balles. « Leurs fusils de chasse », lâche-t-il en fulfulde, la langue peule.

Foubé n’est pas le seul site touché par de telles violences. Selon les chiffres officiels, neuf hameaux peuls des environs du village de Yirgou (centre-nord) ont été attaqués en janvier, faisant au moins 49 morts. Un bilan qui pourrait être bien plus lourd en réalité : d’après Boubakary Diallo, le secrétaire général de l’Union nationale des rugga du Burkina (UNRB, une organisation d’éleveurs), 110 Peuls ont été tués durant cette période.

Le cycle des représailles

Tout a commencé le 1er janvier à Yirgou, où cohabitent depuis toujours les Mossi, majoritaires dans le pays, et les Peuls. Ce jour-là, six Mossi sont exécutés par un groupe d’hommes arrivés en moto. « Après cette attaque djihadiste, la rumeur a couru que les Peuls étaient complices, relate Abdoulaye Pafadnam, le maire de Barsalogho. La population était très en colère et d’autant plus assoiffée de vengeance qu’une des victimes était un chef du village, féticheur et conseiller municipal très apprécié. »

Le cycle des représailles se serait alors enclenché très vite. Ordre aurait été donné d’« exterminer tous les hommes peuls » accusés d’avoir aidé les « terroristes ». « Ensuite, ç’a été un carnage », assure Boubakary Diallo, venu de Ouagadougou pour prêter main-forte aux personnes déplacées : « On n’avait jamais vu ça. Même la recherche des corps est difficile, des cadavres ont été enterrés à la sauvette ou jetés dans des puits. »

Un rescapé réfugié à Barsalogho, au Burkina Faso, montre les impacts des balles reçues lors d’une fusillade à Foubé, le 1er janvier. / Sophie Douce

Jamais le Burkina Faso, pays de près de 20 millions d’habitants où cohabitent une soixantaine d’ethnies, n’avait connu des violences intercommunautaires aussi meurtrières. « Ce qui s’est produit était inimaginable », avoue M. Pafadnam. « Comment des frères qui ont grandi ensemble en sont-ils arrivés là ? », s’étonne-t-on à Barsalogho.

Certes, la cohabitation n’a jamais été simple, mais elle a connu ces dernières années un regain de tensions. En cause : le difficile partage des terres arides dans ce pays enclavé du Sahel où plus de 80 % de la population vit de l’agriculture. Entre les cultivateurs (en majorité des Mossi) et les éleveurs (en majorité des Peuls), les litiges se multiplient : pour l’accès à l’eau, bien sûr, mais aussi aux pâtures, alors que les couloirs de transhumance des uns traversent régulièrement les surfaces cultivées des autres.

« Dans ces zones, on observe un conflit d’intérêts entre les agriculteurs sédentaires, exploitant une terre très dure, et les pasteurs nomades, contraints de se déplacer pour nourrir et abreuver leur bétail. Comme il n’existe pas toujours de balises leur permettant de vivre ensemble, les heurts sont inévitables », décrypte le chercheur Thomas Ouedraogo, directeur du Centre pour la gouvernance démocratique.

« Délit de faciès »

Ces rivalités ont été exacerbées par la montée de la menace terroriste. Depuis 2015, les attaques ont fait plus de 270 morts au Burkina Faso. Or la région burkinabée du Sahel, peuplée en majorité de Peuls, est l’épicentre du conflit et le lieu de naissance du premier groupe djihadiste burkinabé. Pour certains, « Peuls » et « terroristes » ne feraient donc qu’un. « On nous accuse d’avoir apporté le djihadisme ici », explique Daouda Diallo, le directeur de Kisal, une association de défense des droits des populations pastorales : « Nous sommes victimes d’une stigmatisation, d’un délit de faciès. »

L’amalgame a été aggravé par le fait que deux prédicateurs radicaux du Sahel ouest-africain sont des Peuls. Le plus connu, le Malien Amadou Koufa, a fondé le Front de libération du Macina, avant d’être tué lors d’un raid des forces spéciales françaises en novembre 2018. Le second, Ibrahim Malam Dicko, est à l’origine d’Ansaroul Islam, un groupe terroriste actif dans le nord du Burkina Faso. « Dicko a recruté de nombreux Peuls en se présentant en défenseur des pauvres. Depuis que certains d’entre eux ont rejoint ses rangs, cette communauté, déjà marginalisée, est devenue un bouc émissaire, abusivement accusée de soutenir les terroristes », indique Rinaldo Depagne, directeur Afrique de l’Ouest d’International Crisis Group, une ONG de prévention des conflits.

Dans ce climat délétère, des groupes d’autodéfense « koglweogo » se sont développés afin de pallier l’absence de l’Etat dans certaines zones. Nés il y a près de trente ans pour veiller à la protection de l’environnement, ces « gardiens de la brousse » (traduction de koglweogo en langue moré) s’imposent désormais dans la lutte contre les voleurs de bétails et les bandits, alimentant un peu plus les inquiétudes des Peuls. « Ils nous accusent d’être des voleurs, de cacher les djihadistes, explique un représentant de la communauté à Barsalogho. Nous voulons que les koglweogo déposent leurs armes. C’est aux autorités d’assurer notre sécurité. »

Sauf que l’insécurité grandissante, le manque de moyens des forces de l’ordre et la lenteur de l’appareil judiciaire ont fait le lit de ces milices rurales, qui compteraient plus de 4 000 groupes sur l’ensemble du territoire, d’après une source sécuritaire. Officiellement intégrés dans le dispositif de police de proximité depuis 2016, ces « justiciers » armés peinent en réalité à collaborer sur le terrain. « L’action des autorités n’est pas suffisante, nous devons agir nous-mêmes », justifie Salfo Ouedraogo, le président des koglweogo de Barsalogho, qui bénéficie d’un large soutien des habitants : « On corrige les voleurs, on les “chauffe” parfois pour qu’ils avouent, puis on les remet à la gendarmerie. Nous demandons plus de moyens pour faire face aux terroristes. »

Salfo Ouedraogo est fier de ce qu’il appelle sa « dernière victoire ». Elle remonte au 4 mai 2018, date à laquelle il a arrêté deux terroristes présumés, coupables selon lui d’avoir incendié une école et semé la terreur sur un marché des environs. « Juste après l’attaque, ils ont menacé de nous éliminer », assure un chef peul de la commune. Questionné sur son rôle dans les représailles du 1er janvier, Salfo Ouedraogo se défend : « Certains font tout pour salir notre nom ! On m’a informé de l’attaque à Yirgou. J’ai alerté les forces de sécurité. Quand je suis arrivé, les tueries avaient déjà eu lieu. Des villageois se sont vengés sur les Peuls, mais je ne sais pas qui a mené les exactions. »

Des manifestants demandent « vérité et justice » pour les victimes des villages des environs de Yirgou, le 12 janvier 2019, à Ouagadougou. / Sophie Douce

Plus de 6 000 déplacés

Le « drame de Yirgou », comme l’a appelé la presse, a provoqué une immense onde de choc au Burkina. Samedi 12 janvier, des centaines de personnes ont défilé dans les rues de Ouagadougou à l’appel du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC), créé après les événements, pour réclamer « vérité et justice » pour les victimes. « Plus jamais ça », « Touche pas à mon vivre-ensemble », « Tous unis contre le nettoyage ethnique » pouvait-on lire sur les pancartes brandies par les manifestants. « Si après l’affaire Yirgou, il n’y a pas de sanctions exemplaires, le sentiment d’impunité risque de prospérer et de fragiliser la cohésion nationale. Nous pourrions voir un problème communautaire se développer et déstabiliser le pays », observe le politologue Thomas Ouedraogo.

Du côté des autorités, la question embarrasse. Au Burkina, pays longtemps épargné par l’hydre terroriste et les conflits intercommunautaires, les tensions entre ethnies restent un tabou. « Rien, absolument rien ne peut justifier cette violence meurtrière. Le Burkina Faso est un seul peuple, nous sommes unis et notre pire ennemi, c’est le terrorisme », a tenté d’apaiser le président, Roch Marc Christian Kaboré, lors d’un déplacement sur les lieux du drame le 5 janvier. Les forces de l’ordre, elles, se prépareraient à « toute éventualité de nouvelles représailles ». Depuis l’ouverture d’une enquête judiciaire par le procureur du tribunal de Kaya, le 1er janvier, aucune interpellation n’a été effectuée.

Au camp de Barsalogho, à 145 km au nord de la capitale, où un millier de Peuls ont trouvé refuge par crainte de nouvelles tueries, certains déplacés ne peuvent s’empêcher de douter. « Je ne sais pas si la justice sera faite un jour, je suis sceptique sur la capacité de l’Etat à sanctionner ces crimes », se désole Aminata Diandé*, qui a perdu son mari et deux de ses fils. « Je garde espoir malgré tout », confie pourtant cette Peule de 60 ans. Arrêter les coupables, c’est tout ce que souhaitent Yacouba et Moussa, les rescapés de Foubé, conscients que la justice ne leur rendra jamais leurs proches ni leur vie d’avant.

Devant une rangée de tentes blanches, plusieurs centaines de Peuls errent au milieu des champs de mil et du lent ballet des troupeaux de bœufs. Un camion bringuebalant fait irruption dans un nuage de poussière. Entassées à l’arrière, une dizaine de femmes, bébés à bout de bras, en descendent une à une. Un nouveau flot de déplacés, aussi désolés que les précédents. « J’ai tout perdu, mon mari, ma maison, notre bétail. Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? », se lamente Kadiata Sidibé*, une jeune mère de cinq enfants. Comme elle, depuis le 1er janvier, les plus de 6 000 déplacés de la région du Centre-Nord traînent dans leur sillage la peur et la consternation.

* Les noms ont été changés.