« Changeons de paradigme et passons du côté, non de l’aventure scientifique, mais du quotidien douloureux des malades qui sont aujourd’hui en proie au cancer. » / Alain Le Bot / Photononstop

Tribune. A l’occasion de la Journée mondiale du cancer, lundi 4 février, vont sans doute fleurir des tribunes, prises de parole de médecins, professeurs et experts, se félicitant de l’excellence française en matière de recherche en cancérologie, évoquant les « révolutions » thérapeutiques. Comme c’est déjà le cas, depuis des mois avec les « CAR T-cells », une technique qui bénéficie à une cinquantaine de patients en France. Et coûte 400 000 euros, par patient. Or, quatre familles portent plainte contre « X » pour homicide involontaire. Leur femme, leur mari sont morts, non pas à cause du cancer mais à cause de son « remède », le 5-FU, une des chimiothérapies les plus prescrites (80 000 personnes la reçoivent chaque année).

On connaît la violence des traitements cytotoxiques et les risques qui y sont associés. Mais, ici, point d’aléa. Cette molécule, on le sait depuis trente ans, provoque des effets indésirables chez un patient sur cinq à cause de la défaillance de l’enzyme hépatique DPD : le 5-FU, que le foie ne « nettoie » pas, s’accumule jusqu’à devenir toxique. Pour un patient sur cent, en déficience totale, cette toxicité est fatale. La prescription de 5-FU signe un arrêt de mort. Un test existe, permettant, par simple prise de sang, de savoir si le malade présente une déficience en DPD rendant dangereux, voire létal, ce traitement.

Un test que la majorité des hôpitaux ne propose pas. Pourquoi ? Après remboursement partiel des actes, reste à leur charge vingt-deux euros. Soit la moitié du prix moyen d’un trajet en taxi conventionné. Soit 81 000 fois moins qu’un traitement par « CAR T-cells ». Le 5-FU n’est pas un « nouveau scandale sanitaire », comme le titrent déjà, pavloviens, certains journaux : aucune volonté ici de cacher la nocivité d’un médicament, d’écouler des stocks défaillants ou de maquiller des décès.

Une force d’inertie

Juste une inconcevable force d’inertie. Ce qui est, finalement, pire. Pourtant, les alertes n’ont pas manqué en trente ans ! En 1985, The New England Journal of Medicine documentait un cas de décès sous 5-FU, article suivi de dizaines d’autres publications dans les revues les plus prestigieuses dont Le Lancet (en 2015). Dès le 18 mars 2013, le docteur Boisdron-Celle, pharmacien biologiste à l’Institut de cancérologie d’Angers, alertait le comité de pharmacovigilance de l’Agence nationale de la santé et du médicament (ANSM) des dangers du 5-FU.

Présentation suivie d’un compte rendu où l’agence annonçait : « Une communication sur le risque lié au déficit en DPD (…) et sur l’existence de tests de dépistage est nécessaire. » En 2016, ces tests sont inscrits à la liste complémentaire du référentiel des tests innovants hors nomenclature (RIHN) permettant leur remboursement partiel aux hôpitaux. La même année, le groupe Unicancer (Fédération des centres de lutte contre le cancer) et les sociétés savantes préconisaient d’« effectuer un dépistage du déficit en DPD avant la mise en route d’un traitement à base de 5-FU ».

Pourquoi tant de publications, de recommandations, un remboursement et si peu d’effets ? Aucune explication rationnelle. Mais un chiffre, effarant. Selon le rapport (décembre 2018) de la Haute Autorité de santé (HAS) et de l’Institut national du cancer (INCa), il n’y a eu, en France, durant l’année 2017, que 8 000 tests réalisés. Soit, au moins, 72 000 patients exposés à un risque mortel sans aucun filet. Des cancérologues qui ne suivent pas les préconisations et qui n’informent pas les patients des risques d’un traitement (ce qui constitue, pourtant, une obligation légale).

Un scandale moral

Des hôpitaux qui n’avisent peu ou pas les médecins du remboursement (même partiel) de ces tests par l’Assurance-maladie. Des soignants qui, même alertés par des patients éclairés des risques d’une molécule, les jugent à ce point illégitimes qu’ils n’interrogent en rien leur pratique ni n’adaptent leur traitement. Avec, une fois de plus, en toile de fond, la profonde défaillance de la pharmacovigilance dans notre pays.

Non, le 5-FU n’est pas un scandale sanitaire – mais bien un scandale moral. Une illustration tristement habituelle de l’absence de considération portée au patient, à sa capacité de s’informer, de comprendre les enjeux, d’être acteur de sa santé. Une lumière crue jetée sur les dysfonctionnements du contrat éthique du soin.

Ainsi, en cette Journée mondiale du cancer se télescopent deux mondes : celui des « révolutions » thérapeutiques qui valorisent les hôpitaux, les équipes qui les portent, font les bonheurs de la presse… Et celui de la réalité vécue par les malades de cancer. Des malades réels. Pas des abstractions. « Soignés » par 5-FU. Opérés dans des centres qui n’ont pas le niveau de sécurité requis par l’INCa, sans que ces mêmes centres ou chirurgiens ne risquent la moindre sanction.

Le cancer n’existe pas

Alors oui, à coup d’« innovations de rupture », on promet qu’on va « vaincre le cancer », on communique, on se congratule. « Vaincre le cancer », c’est un horizon d’autant plus désirable qu’il reste l’un des rares horizons communs à notre société. Une des rares ambitions qui transcende les clivages sociaux, politiques, catégoriels. Mais personne ne vaincra le cancer. Car le cancer n’existe pas. Ce Léviathan pourvu d’un corps, d’un esprit retors et d’un projet de destruction massive de l’humanité est une chimère. Ce que l’on peut espérer, en revanche, c’est guérir le plus de malades possible de leur cancer. Des malades réels. Pas des abstractions. Mais qui s’intéresse au malade réel ?

Changeons de paradigme et passons du côté, non de l’aventure scientifique, mais du quotidien douloureux des malades qui sont aujourd’hui en proie au cancer. Combien de malades sont sauvés aujourd’hui par une ou l’autre de ces techniques révolutionnaires et hors de prix ? Dix ? Cent ? Combien de malades seraient sauvés si on encadrait, auditait les techniques déjà existantes ? Ne serait-ce qu’en respectant les obligations de déclaration de pharmacovigilance pour connaître en vie réelle les effets secondaires des traitements ?

Notre culture « technidolâtre » ne voit d’innovation que dans l’innovation technique. Et oublie l’aune à laquelle on mesure vraiment une révolution. Sa pérennité. Si la médecine reste un humanisme et pas un exercice d’onanisme intellectuel, ce dont on a besoin ce ne sont pas d’autoproclamées « révolutions » successives mais d’un continuum éthique dans le soin.