En juin 2018, 86 % des 5 680 lycéens qui se sont présentés au concours de Sciences Po ont été recalés. / Xavier Lissillour

Claire le reconnaît aisément. Avec ses « bons résultats sans plus » – bac ES mention « assez bien » dans un lycée privé parisien –, elle aurait eu du mal à intégrer Sciences Po Paris à la fin de son année de terminale. Habilement conseillée, elle a convaincu ses parents de la laisser partir suivre une licence de sciences politiques en Angleterre, à l’université d’York. En janvier 2017, six mois avant l’obtention de sa licence, elle postule à Sciences Po afin d’intégrer l’école en master. Non pas par le concours classique, mais par la procédure internationale, un dispositif réservé aux étrangers et aussi – et ils sont nombreux – aux Français qui ont étudié hors de nos frontières.

Pas de bachotage pendant des mois. Pas d’angoisse à la perspective d’un sujet de dissertation inconnu. Pas de stress avant un entretien décisif. Juste une lettre soigneusement préparée et un dossier. Quelques semaines plus tard, la réponse tombe : elle est admise à la prochaine rentrée. « Quand je suis partie en Angleterre, j’avais en tête que cette stratégie me permettrait d’intégrer une meilleure école que celle à laquelle je pouvais prétendre après le bac ou en faisant une prépa, que cela soit Sciences Po ou une école de commerce type HEC », raconte celle qui dit avoir acquis de l’autre côté de la Manche, outre un très bon niveau d’anglais, une capacité à « penser par elle-même », et qui fait un « stage dans une start-up de cosmétiques naturels », entre ses deux années de master.

La méconnue procédure internationale

Si cette procédure internationale permet à Sciences Po de diversifier le pedigree de ses admis, elle reste réservée aux connaisseurs. Des « initiés » qui savent que seuls les excellents élèves réussissent à entrer à Sciences Po après le bac. En juin 2018, 86 % des 5 680 lycéens qui se sont présentés au concours ont été recalés. Ceux qui franchissent la ligne « ont rarement eu moins de 16/20 de moyenne aux épreuves anticipées du bac, détaille Bénédicte Durand, directrice des études et de la scolarité à Sciences Po. L’année dernière, 97 % de nos admis en première année ont eu une mention bien ou très bien ».

Avec 17/20 de moyenne en première et 18/20 en terminale ES, Cyann rentrait dans ces cases. Née en Ardèche, elle va au lycée à Privas, la plus petite préfecture de France. Elle se considère comme faisant partie des « privilégiés » : ses parents, enseignants tous les deux, la soutiennent dans ses révisions et l’aident à comprendre les critères attendus, l’inscrivent à la prépa du CNED dès la première… Soirs et week-ends sont consacrés à la préparation du concours – elle se garde juste du temps pour ses cours de théâtre. « Je lisais beaucoup moins de romans qu’avant, et faisais moins de sport, voyais moins mes amis. »

Mais cela ne suffit pas. Partie deux mois en Allemagne pendant sa 4e, Cyann considère que ce n’est pas assez si elle veut intégrer Sciences Po. Au « culot », elle envoie une lettre au lycée de Wetherby, ville anglaise jumelée avec son village, pour solliciter un échange dans une famille. En juin 2016, elle débarque dans un Royaume-Uni sonné par le vote du Brexit. De ce séjour, elle revient plus à l’aise en anglais et marquée par l’image d’un pays qui se fracture sur les valeurs du continent.

Pendant sa terminale, immense soulagement : son dossier scolaire la dispense des épreuves écrites. Reste à passer l’oral. Elle s’y rend l’esprit léger. « On a parlé de théâtre, des séries que je regardais, Borgen ou encore Sherlock. » Le jury est convaincu. « Ceux qui réussissent le concours font valoir de multiples activités hors de l’école, que cela soit du soutien scolaire, un engagement associatif, une pratique artistique ou sportive, du scoutisme… », confirme Bénédicte Durand.

Un vivier « bourgeois et parisien »

Avec son profil de tête de classe d’une petite ville, Cyann n’est pas un cas unique à Sciences Po. Mais elle n’est pas représentative des élèves de la rue Saint-Guillaume, dont le vivier est « historiquement très bourgeois et très parisien », indique Marco Oberti, sociologue, professeur à Sciences Po, qui a étudié le profil des admis. Ceux qui réussissent les épreuves « sont concentrés dans un nombre limité de lycées, eux-mêmes localisés dans un nombre restreint d’arrondissements parisiens et de communes favorisées des Yvelines et des Hauts-de-Seine ».

Depuis 2001, Sciences Po a mis en place un système de discrimination positive auprès de 106 lycées de « l’éducation prioritaire », en majorité situés en banlieue parisienne.

S’y ajoutent des têtes de classe des quelques grands lycées des métropoles. « Cela laisse à l’écart un grand nombre de lycées ordinaires, situés pour une large part dans les territoires de forte mobilisation des gilets jaunes, souligne Marco Oberti. Sciences Po étant la voie privilégiée d’accès à l’ENA, et donc à l’élite politico-administrative, ce processus contribue probablement à renforcer un sentiment anti-élite, qui se nourrit de cette distance sociale et spatiale, et d’une forme de cloisonnement des lieux de formation de cette élite. »

Pourtant, de la diversité sociale, à Sciences Po, il y en a. Au fil des années 1990, à mesure qu’elle gagnait en attractivité, l’école était devenue de plus en plus sélective à l’entrée, et donc de moins en moins mélangée socialement. Elle a mis en place en 2001 une voie d’accès réservée aux jeunes scolarisés dans 106 lycées de « l’éducation prioritaire », en majorité implantés en banlieue parisienne, et en particulier dans la Seine-Saint-Denis. Ces « conventions d’éducation prioritaire » (CEP), système de discrimination positive avec un concours propre, n’ont rien d’anecdotique : elles ont permis, en quinze ans, de recruter plus de 1 600 élèves. Elles ont « lancé un vaste débat sur les inégalités sociales dans les grandes écoles », remarque le sociologue Vincent Tiberj, professeur à Sciences Po Bordeaux.

Résultat ? En quinze ans, la part d’enfants d’ouvriers et d’employés est passée de 3 % à 10 % (alors que cette catégorie regroupe la moitié de la population française). Le microcosme Sciences Po reste encore déconnecté du reste du pays : les étudiants « CSP + » (parents cadres, professions libérales, ingénieurs, chefs d’entreprise, professeurs) représentent 74 % des promotions, contre 16 % dans la population française selon l’Insee.

Le triplement du nombre de places au cours des années 2000, qui aurait pu être un vecteur d’ouverture sociale, n’a pas eu cet effet. Outre les phénomènes d’autocensure, lorsqu’ils se présentent au concours, les « CSP – » réussissent deux fois moins que les autres, constate dans son étude Vincent Tiberj. Malgré tout, Sciences Po est moins monochrome que d’autres grandes écoles. Le taux de boursiers du Crous, un indicateur du niveau de revenus des parents, atteint 26 % rue Saint-Guillaume – bien plus qu’à HEC (16 %) ou qu’aux Mines de Paris (17 %). Mais moins que dans le reste de l’enseignement supérieur (38 %).

Si les CEP ont contribué à intégrer des enfants d’ouvriers et d’employés, ils ont aussi permis à des élèves des classes moyennes de banlieue d’accéder à cette antichambre de la haute fonction publique. Vincent Tiberj a montré que 21 % des admis par les CEP venaient des classes supérieures, 6 % étaient des enfants d’enseignants.

De La Courneuve à Louis Vuitton

La « classe moyenne » : c’est ainsi que Farid (le prénom a été changé), étudiant à Sciences Po entré par les CEP, décrit son milieu d’origine. « Mon père a monté sa boîte d’informatique, ma mère est gestionnaire dans une PME du secteur de la mode », précise le jeune homme de 25 ans. Lorsqu’il était en terminale L au lycée Jacques-Brel de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), il a suivi les cours de préparation à Sciences Po. Au terme d’une présélection interne – il avait présenté un dossier sur la Syrie –, il obtient, comme deux autres camarades de son lycée, un ticket pour un oral à Sciences Po. Il se présente avec « un pull jaune moutarde, un jean gris et des boots rangers », et convainc le jury avec son ambition : travailler dans la mode. Un domaine dont il est capable de parler pendant des heures. « J’ai exposé au jury comment la mode avait changé ma vie, comment elle racontait une époque et pouvait être un facteur de changement de la société. On a évoqué Coco Chanel, Sonia Rykiel », se souvient le jeune homme, en ce moment en stage chez Louis Vuitton.

Une école sélective peut recruter autrement que par un sacro-saint concours identique pour tout le monde.

« Cette procédure CEP maintient de la mixité sociale dans ces établissements qui auraient pu être contournés par des familles de la classe moyenne, en allant dans un lycée privé. C’est positif et cela valorise les équipes pédagogiques. Mais il est vrai que cela crée, pour certains, un effet d’aubaine », estime Vicent Tiberj. Ou encore une « sélectivité sociale différenciée de l’admission à Sciences Po selon les territoires, à niveau scolaire et milieu social équivalents », comme l’observe Marco Oberti.

En résumé, Sciences Po a concentré ses efforts d’ouverture sociale sur la banlieue parisienne, et moins sur les villes petites et moyennes et sur les territoires ruraux. Reste que cette procédure a aussi démontré qu’une école sélective pouvait recruter autrement que par un sacro-saint concours identique pour tout le monde. « Car ces jeunes ont globalement bien réussi à Sciences Po », ajoute Vincent Tiberj.

Examens classiques, procédure internationale, CEP : cet édifice sera remanié en 2021, dans la foulée de l’intégration de Sciences Po sur la plate-forme Parcoursup et de la réforme du bac. Tout un symbole : c’est aussi à la rentrée 2021 que l’école emménagera sur un nouveau campus de 14 000 mètres carrés dans le 7e arrondissement parisien, dans un ancien monastère du XVIIe siècle qui a hébergé, un temps, le Musée de l’artillerie, devenu une annexe du ministère de la défense.

Le futur campus de Sciences Po Paris, dans l’ancien Musée de l’artillerie (Paris 7e). / Sogelym Dixence/Wilmotte & Associés/Moreau Kusunoki Architectes et RSI Studio

« Nous travaillons à simplifier nos procédures d’admission », affirme Bénédicte Durand. Avec, concernant les CEP, l’idée de « sortir de la carte figée de l’éducation prioritaire, car les besoins sont plus larges ». Les résultats du bac pourraient être amenés à jouer un plus grand rôle dans le processus, d’autant que ce nouveau bac, « dans son esprit, avec ces majeures interdisciplinaires et le renforcement de l’oral, ressemble beaucoup à Sciences Po ». L’école pourrait aussi davantage s’appuyer sur des critères sociaux nationaux, comme l’éligibilité à une bourse pendant les études secondaires. L’enjeu : élargir le vivier de recrutement territorial et social. Une nécessité en ces temps mouvementés.