Une famille sans abri s’installe devant un magasin de luxe de l’avenue Montaigne, à Paris, le 18 décembre 2018. / Thibault Camus / AP

22 h 45, dans le 19e arrondissement de Paris, une silhouette trapue marche d’un pas hésitant. « Bonsoir monsieur, c’est la Nuit de la solidarité et nous allons à la rencontre des personnes en situation de rue » : en quelques mots l’homme s’assoit. Bonnet, gros pull en laine et sac en bandoulière, il évoque sa situation de sans-abri sur le ton de la confession : « Il y en a plein ici à droite à gauche, ils n’ont pas de papiers, pas de famille. C’est dur. » Sait-il où dormir ce soir ? Il bredouille, assure être logé chez « la famille », sans préciser qui. Finalement, il ne souhaite pas répondre au questionnaire pour identifier ses besoins, et nie être SDF.

Les six bénévoles venus à sa rencontre s’en vont. Comme eux, ils étaient 2 000 à quadriller Paris dans la nuit de jeudi à vendredi, appelée la Nuit de la solidarité, pour recenser les sans-abri. Pendant ce temps, l’homme s’allume une cigarette et plonge le nez dans son portable, devant l’entrée d’un immeuble auquel il ne sonnera pas.

Tous les recoins inspectés

« Ce monsieur est sûrement à la rue, mais il n’ose pas nous le dire », observe Habiba Prigent. Sur son questionnaire, la chef d’équipe fait part de ses doutes, mais ne le comptabilise pas : à charge aux sociologues du comité scientifique d’inclure cet homme ou non dans le recensement. « Franchement la journée, je crois que je serais passé à côté, remarque Sophie Bonnelle, une bénévole de 45 ans, qui participe pour la première fois à l’initiative. Je pense pas avoir une vision caricaturale des SDF, mais cet homme-là, il ressemble aux gens que je croise en sortant du boulot. »

Entre 22 heures et 1 h 30 du matin, l’équipe a passé au peigne fin les environs de la place des Fêtes. Vérifier les habitacles de voiture, les renfoncements des halls d’entrée, aller jusqu’au fond des impasses : tous les recoins ont été minutieusement inspectés.

Dans ce secteur, la maraude a croisé peu de sans-abri. Cinq hommes aux traits tirés et passablement éméchés, bières à la main, regroupés à l’entrée du métro ; une tente, vide, un sac de couchage dans une fourgonnette, vide lui aussi. « C’est plutôt une bonne chose de ne pas croiser une centaine de SDF dans le coin », reprend Sophie.

Plus de 3 000 sans-abri à Paris en 2018

L’an dernier, cette opération de recensement inédite en France, inspirée de comptages existant à New York notamment, avait dénombré plus de 3 000 sans-abri dans Paris. Deux tiers n’appelaient jamais le 115 pour solliciter un hébergement et 12 % étaient des femmes.

Pour fonctionner, l’exercice a des limites, scrupuleusement respectées par les bénévoles. Derrière une porte d’entrée en verre dépoli, ils ont aperçu un homme dormant dans le hall d’un immeuble : impossible de le compter, il n’était pas sur l’espace public.

Un autre homme en train de manger un sandwich sur un banc n’a pas été approché : il était hors secteur d’une vingtaine de mètres. « Le risque si on lui parle, c’est qu’il soit compté deux fois par une autre équipe », explique Habiba. « On ne peut vraiment pas nous accuser de gonfler les chiffres, observe Sophie, surprise par tant d’organisation. La démarche est rigoureuse, c’est une réponse essentielle à toutes les approximations qu’on peut entendre. »

Comptage définitif dévoilé fin février

Cette cadre administrative a encore en mémoire les querelles de chiffres intervenues l’hiver dernier avant le recensement parisien. Le gouvernement lui avait paru « condescendant et déconnecté », lorsque l’actuel ministre du logement, Julien Denormandie, avait créé la confusion en affirmant que seuls « une cinquantaine d’hommes isolés en Ile-de-France » avaient dormi dans la rue une nuit de février. Il s’était ensuite défendu de vouloir minimiser le nombre de sans-abri, expliquant qu’il ne parlait que du nombre de personnes appelant le Samusocial en fin de journée et à qui aucune solution d’hébergement ne peut être proposée.

« Ce qu’on fait, ça permet de nommer les choses, de parler concret et d’adapter les politiques publiques », conclut Sophie, avec le sentiment du devoir accompli. Elle et les autres bénévoles se sont donné rendez-vous fin mars pour la publication des résultats complets. Les premiers chiffres seront eux divulgués le 14 février.

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