Sa vitalité, sa jeunesse et son envie régulière de repeindre les dorures du Palais Garnier aux couleurs de la modernité en font un cas à part. Et pourtant ! Le Ballet de l’Opéra national de Paris ne date pas d’hier. Né sous Louis XIV, il est le seul au monde dont la tradition remonte aussi loin dans le temps, celle des ballets de cour.

Il est le lieu où a grandi et s’est épanoui le fameux style français, tissant entre des générations d’artistes la courroie de transmission d’une danse classique aristocratique et harmonieuse. « C’est une exception culturelle incroyable, confirme Martine Kahane, historienne. Son histoire n’a connu aucun arrêt. Elle a perduré malgré les guerres, les changements politiques. Quel que soit le régime, le Ballet de l’Opéra reste une icône qui doit briller le plus possible et une tête de pont attestant de notre richesse artistique. »

L’identité de cet art hérité dans sa tenue et ses pas de l’art du paraître à la cour s’enracine dans les figures du bal royal et ses circulations dans l’espace. Son vocabulaire, dont certains mouvements sont issus du folklore français, comme les pas de bourrée ou de basque, ses cinq positions de pieds attribuées au maître de ballet, collaborateur de Lully, Pierre Beauchamp (1631-1705), tout est présent au XVIIe siècle. La langue de la danse classique est le français, que l’on parle dans le monde entier. Avec ou sans accent, innervé par le dynamisme russe, chauffé au soleil cubain, le saut de chat ou la pirouette sont universels.

Masculine à ses débuts, la compagnie accueille les premières danseuses professionnelles en 1681

Peu à peu, les jeux de bras asymétriques, les coups de poignet et les battements de jambes du baroque vont prendre de l’ampleur, de la hauteur, en se raccordant aux changements du monde. « L’évolution du vocabulaire est liée à celle de la société, poursuit Martine Kahane. On s’est débarrassé des perruques, des vêtements trop larges pour montrer les jambes. Le tutu long et souple en mousseline du XIXe siècle devient, grâce au tulle, de plus en plus court et raide. Tout va se métamorphoser mais sans jamais perdre de vue l’essence de l’école française ni faillir au prestige de l’institution. »

L’histoire de la troupe parisienne déborde de rebondissements. Pointer par exemple le mouvement de balancier entre les hommes et les femmes au fil des siècles se révèle passionnant. Masculine à ses débuts, la compagnie accueille les premières danseuses professionnelles en 1681. La ballerine prend ensuite le pouvoir au début du XIXe siècle, en pleine ascension du romantisme.

Le style français ? « Une écriture cartésienne, des lignes pures », selon Elisabeth Platel, directrice de l’école de l’Opéra

En 1832, Marie Taglioni (1804-1884), qui apparaît sur pointes dans La Sylphide, chorégraphié par son père Filippo Taglioni, devient une icône. Il faut aussi citer les stars de l’époque Fanny Elssler (1810-1884) ou Carlotta Grisi (1819-1899), qui rayonna dans Giselle (1841). A la fin du XIXe siècle, alors que la troupe est en plein désarroi esthétique, ce sont des femmes travesties qui interprètent les rôles masculins jusqu’à ce que le Russe Serge Lifar (1904-1986) redore les galons des hommes dans les années 1930 et rééquilibre les forces en présence.

Mais qu’est-ce donc que ce fameux style français ? « Un style logique, une écriture cartésienne, des lignes pures », décrit Elisabeth Platel, directrice de l’école de l’Opéra national de Paris. « C’est un travail aiguisé des bas de jambes, ajoute Aurélie Dupont, directrice de la danse depuis 2016. Tout est cadré et dessiné mais avec de la liberté à l’intérieur. » A la flamboyance démonstrative de la performance technique, l’interprète préfère « l’élégance et des finitions impeccables, en particulier des positions de pieds », précise l’étoile Germain Louvet. « Ça se voit moins, c’est plus ingrat, mais c’est notre école », conclut-il. Quant au répertoire typique, il égrène Les Deux Pigeons, Coppélia, La Sylphide, Giselle… Mais encore des pièces de Serge Lifar, Roland Petit, Maurice Béjart…

Dès les années 1970, sous la houlette de Rolf Liebermann, administrateur, la danse contemporaine s’invite au Palais Garnier. En 1973, Carolyn Carlson présente son solo Density 21,5 au Palais Garnier. La même année, Merce Cunningham jette les interprètes classiques dans son mikado chorégraphique avec Un jour ou deux, sur une musique de John Cage. Depuis, cette veine a gagné du terrain jusqu’à composer une branche forte de la programmation parallèlement au répertoire académique. « Nous avons en quelque sorte une double identité, commente Aurélie Dupont. Mais pour moi, le contemporain nourrit le classique. Je peux voir immédiatement dans un spectacle si les interprètes l’ont pratiqué ou pas. »

Des crises profondes

Depuis son origine, le Ballet est lié à une école, installée depuis octobre 1987 à Nanterre, qui fournit la majorité des 154 danseurs de la troupe. « Cet attachement entre une compagnie et une école est unique, analyse Elisabeth Platel. Elle garantit la préservation du style dans une respiration commune. Et ce n’est pas seulement de la théorie, c’est notre vécu quotidien. Quelles que soient les époques, on parle la même langue. » Avec des rouages impeccablement entretenus : les étudiants qui intègrent la troupe se retrouvent souvent enseignants quelques années plus tard. « C’est un cercle vertueux qui préserve la qualité de la transmission de notre héritage », estime l’historienne Sylvie Jacq-Mioche. Au prix parfois de crises profondes. La dernière en date, en avril 2018, a vu le management d’Aurélie Dupont très critiqué par un sondage interne révélé dans la presse.

L’entrée dans le corps de ballet n’est pas livrée clé en main après le parcours à l’école. A la fin de la scolarité, un concours d’entrée interne sélectionne les heureux élus selon la petite dizaine de places généralement à pourvoir. Les danseurs recalés ont ensuite la possibilité de repasser jusqu’à l’âge de 26 ans le concours externe ouvert à tous. Une quinzaine d’interprètes sur les 154 aujourd’hui, dont l’étoile Ludmila Pagliero, née en Argentine, ont rejoint les rangs du ballet grâce à cette voie d’accès parallèle.

« Avant d’être étoile, je suis d’abord un danseur de l’Opéra, estime ce dernier. J’appartiens à une famille, à un groupe d’amis sur lesquels je compte et qui me soutiennent sur scène », affirme Germain Louvet

Exceptionnel par sa longévité et son identité, le Ballet de l’Opéra national de Paris l’est aussi par son fonctionnement. Troupe d’élite, son système est complexe, sa hiérarchie vissée. Une fois au bas de l’échelle, quatre étapes et autant de grades restent à franchir avant accéder au statut d’étoile. Chaque année, sur concours, on passe de quadrille à coryphée, puis à sujet et premier danseur. Les interprètes y présentent deux variations, dont l’une imposée, devant un jury composé de collègues, de personnalités, du directeur de l’Opéra et de celui ou celle de la danse. Remis en question en 2016, le concours a été conservé après un référendum auprès des danseurs. « Au-delà de la promotion, c’est un moyen d’expression qui permet même à un quadrille de se distinguer », insiste Elisabeth Platel. « C’est aussi une façon de faire entendre à la direction ses désirs esthétiques, ajoute Sylvie Jacq-Mioche. En 2018, par exemple, il y a eu beaucoup de variations classiques. »

Accéder au titre d’étoile se fait sur proposition du directeur ou de la directrice de la danse au directeur général. On compte actuellement dix étoiles féminines et six masculines dont Germain Louvet, nommé en 2016. « Avant d’être étoile, je suis d’abord un danseur de l’Opéra, estime ce dernier. J’appartiens à une famille, à un groupe d’amis sur lesquels je compte et qui me soutiennent sur scène. On peut se retrouver facilement tout seul en tant qu’étoile et je pense qu’il faut rester vigilant à conserver le lien avec le reste du groupe. »

Sur la saison 2018-2019, cette compagnie, qui affiche 184 dates de représentations, est une aventure de tous les instants. « Il faut veiller à être moderne, à prendre des risques, commente Aurélie Dupont. Lorsque je programme un spectacle, c’est aussi pour bien distribuer les interprètes et qu’ils aient du plaisir à travailler. Je rêve d’en avoir une vingtaine de plus dans les prochaines années pour parfaitement articuler les propositions entre le Palais Garnier et Bastille, où nous sommes à l’affiche. »

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.