L’Opéra Bastille couronné d’un diadème brillant de mille feux dans le ciel de Paris, le Palais Garnier ruralisé par deux roues de tracteur prêtes à dévaler son escalier d’apparat : au moment de célébrer les 350 ans de l’Opéra de Paris à l’invitation de Stéphane Lissner, son directeur, le plasticien Claude Lévêque a choisi le mélange des genres avec humour. A la maison d’opéra populaire érigée il y a trois décennies, les attributs un peu kitsch de la royauté ; au théâtre lyrique bourgeois, le symbole de la terre.

Plus qu’un amusant contre-pied, les dispositifs de Claude Lévêque soulignent le paradoxe profond de cette institution bicéphale : une pratique réputée élitiste pour un art intrinsèquement populaire. En effet, quoi de plus consensuel, pour toucher le plus grand nombre, qu’un spectacle total qui réunit sur un plateau théâtre, chant, musique, danse, et maintenant la vidéo ?

Les Italiens ne s’y sont pas trompés, qui, en plus de l’inventer, fournirent d’emblée à l’opéra un débouché plébéien lors même que la France en fit le jouet et le fruit d’une doxa purement régalienne. De Louis XIV, signant, à l’instigation de Colbert, les lettres patentes de l’Académie royale de musique en 1669 (avec la tragédie lyrique, dévolue à la glorification du monarque), à Napoléon III, qui, rêvant de marquer son règne par un munificent palais d’opéra, offrit en 1875 à la IIIe République le temple de Charles Garnier. En passant par Bonaparte : en 1807, l’empereur des Français mit la nouvelle Académie impériale de musique sous tutelle.

« La bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser : l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs de la cour exilés », affirmait son directeur en 1831

Au XIXsiècle, il faut plus que deux empires, trois monarchies, deux républiques et trois révolutions pour déstabiliser l’Opéra. Ainsi que le prophétise le riche Dr Véron, qui en accepte la concession en pleine monarchie de Juillet : « La bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser : l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs de la cour exilés. » De fait, à partir de 1821, la salle Le Peletier inaugure l’une des périodes les plus brillantes de l’Opéra de Paris, qui voit la « Grande Boutique », ainsi que le surnommera sans aménité Verdi, imposer en Europe son grand opéra à la française (sujet historique en cinq actes avec ballet).

Art chéri des classes aisées en raison de son exposition sociale, l’Opéra n’oublie pas totalement le peuple, ne serait-ce que pour étancher un tant soit peu les dépenses liées à son gargantuesque appétit financier. Grand seigneur, il lui ouvre même de temps en temps des représentations gratuites, cotise pour le droit des pauvres, redevance imposée aux salles de spectacles pour l’Assistance publique jusqu’en 1941.

Au XXsiècle, c’est sous la direction éclairée de Jacques Rouché (1915-1945), lequel, dans l’entre-deux-guerres, convoquera une création plus éclectique, modernisant installations techniques et état d’esprit (en invitant des plasticiens affiliés aux Ballets russes), qu’apparaît pour la première fois la notion de service public. « L’acte de naissance, en janvier 1939, est la création de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, qui englobe l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique », observe le directeur général adjoint de l’Opéra de Paris, Jean-Philippe Thiellay. La démocratisation est en marche.

Les débuts de Bastille : quatre ans de gabegie financière et de désordres syndicaux, de querelles politiques et d’un défilé de directeurs

1976 marque un tournant décisif avec Rolf Liebermann (à la tête de l’institution de 1973 à 1980). Paris a reconquis son statut de capitale européenne de l’art lyrique, mais les tutelles publiques soulignent ses dérives budgétaires. Fait agravant, une grève-surprise des machinistes, le 20 mars, prive le président Valery Giscard d’Estaing et « 1500 Français méritants » du spectacle auquel ils sont conviés, L’Enlèvement au sérail, de Mozart, au Palais Garnier.  Un rapport commandé à l’inspection des finances est formel : il faut en finir avec la valse des déficits qui jalonne depuis toujours l’histoire de l’Opéra, multiplier substantiellement le nombre de places afin de rompre avec l’image élitaire d’un public de happy few.

Il y a trois décennies, la démocratisation amorcée en 1939 finit par s’asseoir, symboliquement, sur le trône de la Bastille, pour le bicentenaire de la Révolution – « On n’a pas pris la Bastille pour en faire un opéra ! », écrira Pierre Desproges dans ses Fonds de tiroir (éd. Seuil, 1990). « Créer l’Opéra Bastille a été une formidable décision de politique culturelle, tranche M. Thiellay. Je me demande ce que serait devenu l’Opéra de Paris sans cela. »

Aujourd’hui, tout va bien

Les débuts sont pourtant difficiles. Quatre ans de gabegie financière et de désordres syndicaux, de querelles politiques sur fond d’hécatombe de directeurs : l’Opéra de Paris, au bord de l’asphyxie, fait figure, selon la formule du Financial Times, de « gag universel ». Il faut un grand timonier à la barre. Après avoir accepté le poste, l’acerbe Hugues Gall finira par réviser ses propos : entre 1995 et 2004, l’Opéra Bastille est passé de « mauvaise réponse à une question qui ne se posait pas » à « bonne réponse à une question qui se poserait s’il cessait d’exister ».

Aujourd’hui, l’Opéra de Paris va bien. Même la présidente d’honneur de l’Opéra-Comique, musicienne et conseillère d’Etat, Maryvonne de Saint-Pulgent, auteure d’un Syndrome de l’opéra au vitriol contre l’Opéra Bastille (Robert Laffont, 1991), en convient : « L’Opéra de Paris est sans conteste aujourd’hui l’un des plus grands opéras du monde. Le ballet reste excellent, l’orchestre l’est devenu. Et les successeurs d’Hugues Gall ont plutôt bien géré la situation. »

« Il faut faire grandir l’Académie lyrique pour jeunes chanteurs dans l’esprit de notre école de ballet, depuis toujours fleuron international », estime Bernard Stirn, son ancien président

Même constat pour Bernard Stirn, président de l’Opéra de Paris de 2001 à 2017, qui constate une montée constante et régulière des recettes propres, passées de 43 % à 53 % du budget, et du mécénat, de moins de 3 millions en 2001, à 16 millions d’euros en 2019. « Nous sommes sur une bonne voie, constate le haut fonctionnaire, mais il conviendra dans le futur de développer davantage la formation à tous les métiers de l’opéra qui sont en perte de vitesse nous en avons plus d’une centaine , et de faire grandir l’Académie lyrique pour jeunes chanteurs dans l’esprit de notre école de ballet, depuis toujours fleuron international. »

Le conseiller d’Etat souhaiterait aussi une plus grande valorisation du savoir-faire de l’Opéra de Paris, comme lorsque celui-ci s’était largement impliqué dans la construction de l’Opéra de Pékin. Car le monde a faim d’opéra. Un effet de la globalisation ? Des théâtres lyriques ont ouvert un peu partout, à Harbin et Shanghaï, à Taïwan, dans les pays du Golfe, à Oman et au Qatar, mais aussi au Kazakhstan, en Arabie aoudite, en Egypte, et maintenant à Rabat, Casablanca, Alger, Tunis. « L’opéra réclame beaucoup de capitaux financiers, mais peu de capital culturel, ironise Maryvonne de Saint-Pulgent. Si la musique vous ennuie, vous pouvez toujours regarder ce qui se passe sur scène. Rien d’étonnant à ce que son expansion dans le monde suive l’émergence économique ! » Et de fustiger ailleurs comme ici ce public du CAC 40 qui fait des affaires pendant les entractes ou les cocktails : « Ce n’est pas un hasard si l’Opéra de Paris est le seul Opéra au monde dont la nomination du directeur intéresse le cabinet d’un président de la République ! »

Au-delà des considérations politiciennes ou sociales, la directrice de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier, à qui l’on doit sa réussite depuis quinze ans, rétorque : « Pour moi, l’Opéra de Paris est avant tout un chef de file. Il reflète ce mouvement extraordinaire qui, depuis trente ans, a transformé l’opéra, passé d’un état caricatural à un modèle culturel dynamique, capable de prise de risques. Je ne vois pas d’autre domaine artistique où se soit opérée une telle évolution. » Plus que jamais peut-être dans l’histoire, l’opéra – cette « petite France » comme l’appelle Stéphane Lissner – se veut en phase avec la société.

« La musique baroque agit comme une création de substitution face à une musique contemporaine encore marginale », constate Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris

Le charismatique Gerard Mortier (disparu en 2014, il avait succédé à Hugues Gall) disait vouloir produire « un art qui fasse réfléchir les gens sur ce que signifie être humain ». L’actuel directeur de l’Opéra de Paris n’est pas en reste, dont la leçon magistrale au Collège de France, le 14 juin 2018, posait en exergue la question du sens et de la mission de l’opéra. « Il doit se confronter aux grandes questions qui traversent le monde en convoquant des metteurs en scène capables de mettre en relation la dramaturgie des œuvres avec la société », arguait Stéphane Lissner, non sans avoir constaté à ce propos une importante mutation dans le goût du public. « Le répertoire du XXsiècle est en train de s’imposer, au détriment d’un XIXsiècle, notamment français, dont le faste et l’emphase ne sont plus de mise, signale-t-il. Quant à la musique baroque, elle agit comme une création de substitution face à la musique contemporaine. »

L’Opéra de Paris va donc continuer à se retrousser les manches. Lutter contre la cherté des places, même si l’institution affiche 900 000 billets vendus chaque année et un de taux de remplissage de 92 % ; élargir le répertoire en accueillant davantage de créations, de petites formes, chorégraphiques ou musicales ; proposer des alternatives plus modiques. La salle modulable de 800 places, qui ouvrira ses portes en 2022 à Bastille, devrait à cet égard être un atout majeur.

Un espace de création numérique

Il lui faudra aussi poursuivre son patient travail de pédagogie. Avec les enfants bien sûr, comme dans le programme « Dix mois d’école et d’opéra ». Avec les lycéens et les jeunes de moins de 28 ans, lors de ces avant-premières à 10 euros lancées par Stéphane Lissner, qui font salle comble. Avec les populations des villes, en augmentant la politique de projections cinématographiques gratuites de certaines productions dans le cadre du label « Opéra d’été » mis en place par Nicolas Joel. Et, bien sûr, continuer à développer l’offre numérique.

En plus des propositions sophistiquées de 3e Scène, espace de création numérique confié à des cinéastes, artistes contemporains, chorégraphes, écrivains (plus d’une soixantaine de contributions à ce jour), l’Opéra de Paris annonce pour fin 2019 la mise en place d’une plate-forme gratuite chargée de dispenser des outils de connaissance au grand public. « Cette vulgarisation de qualité conjuguera les modèles de YouTube, Wikipedia, Babbel et Duolingo, explique Jean-Philippe Thiellay. Elle s’adressera à tout le monde, du néophyte au connaisseur. L’opéra ne peut pas mourir ! » Claude Lévêque l’a bien compris, qui convoque à la fois les astres et les moissons.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.