« La Bohème », de Puccini, dans la mise en scène de Claus Guth, à l’Opéra de Paris, saison 2017/2018. / BERND UHLIG

Opéra Bastille, vendredi 25 janvier. Il est près de 23 heures et le rideau vient de tomber sur la nouvelle version des Troyens, l’opéra fleuve de Berlioz, mis en scène par Dmitri Tcherniakov. Dans la salle comble, huées virulentes (nombreuses) et applaudissements (plus discrets), bravos et sifflets accompagnent les saluts pour l’une des partitions les mieux rodées des soirées de première. Ce n’est pas « Hernani », mais la grande tradition est respectée : d’un côté, ceux que cette relecture radicale ulcère – après la chute de Troie, Didon et Enée se reconstruisent dans un centre de soins post-traumatiques pour victimes de guerre –, de l’autre, ceux que le retour en majesté de l’opéra qui inaugura Bastille, dans un décorum moderne, ravit. Un brin fataliste – et amusé – par ce spectacle d’après-spectacle, un voisin de rangée murmure : « De toute façon, je n’ai jamais vu une première qui fasse l’unanimité… »

Alors que l’Académie royale de musique, créée en 1669 par Louis XIV, célèbre ses 350 ans et l’Opéra Bastille ses trois décennies, il faut prendre cette bronca en tenue de soirée pour ce qu’elle est : un vibrant et bruyant hommage à ce lieu de passion par excellence qu’est l’Opéra de Paris. Stéphane Lissner, directeur général de l’institution depuis 2014 – son mandat court jusqu’en 2021 –, en sait quelque chose.

Une histoire tumultueuse

Des premières chahutées, il en a vécu plus d’une depuis son arrivée et la programmation de mises en scène décoiffantes (La Bohème, de Puccini, par Claus Guth, Don Carlos, de Verdi, par Krzysztof Warlikowski). Invité par le Collège de France, en juin 2018, pour une conférence intitulée « Pourquoi l’opéra aujourd’hui », Stéphane Lissner avait d’ailleurs ironisé sur ces spectateurs, qualifiés de « spécialistes de la spécialité ». Il ajoutait : « Quitte à vous choquer, je pense en effet que le spectateur d’opéra est en moyenne assez conservateur, tout en étant épris de nouveautés et de découvertes dans le même registre, c’est-à-dire sans trop de surprises qui pourraient le faire sursauter, voire le choquer. »

Surprendre, choquer, divertir, rassurer, éblouir… Voilà trois siècles et demi que l’Opéra de Paris fait siennes ces injonctions aussi contradictoires que stimulantes. Trois cent cinquante ans d’une histoire souvent tumultueuse, où les querelles esthétiques, politiques, artistiques, architecturales et pécuniaires se disputent l’avant-scène et les coulisses.

Un répertoire à faire vivre

Cette année de célébration du premier Opéra mondial, en matière de levers de rideau et de fréquentation, n’échappe pas à la règle, même si la désignation du prochain directeur, toujours en cours et sujette à nombre de rumeurs, n’occulte pas la belle vitalité de l’institution. « Depuis trente ans, l’opéra est passé d’un état caricatural à un modèle culturel dynamique, capable de prise de risques », témoigne Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille, dans les pages de ce supplément spécial anniversaire.

Pour séduire un public plus large, plus jeune (46 ans en moyenne pour l’opéra, 42 ans pour le ballet), parfois moins familier du répertoire classique et de plus en plus international, l’Opéra de Paris n’a d’autre choix que de continuer à surprendre, défricher de nouveaux territoires narratifs et questionner sa modernité. En confiant par exemple Les Indes galantes, de Rameau, au plasticien cinéaste Clément Cogitore, 35 ans ; en laissant le réalisateur et scénariste australien Simon Stone, 34 ans, faire ses débuts à Garnier, en septembre, avec une nouvelle production de La Traviata de Verdi ; en invitant le chorégraphe allemand Marco Goecke, 46 ans, à inventer un ballet ; en sortant aussi de ses murs, aussi, avec des expositions au Musée d’Orsay (« Edgar Degas à l’Opéra ») ou au Centre Pompidou-Metz (« Opéra Monde »). Et, bien sûr, en faisant vivre son formidable répertoire.

En 2022, l’Opéra de Paris comptera une troisième salle de 800 places, à Bastille. Un nouvel espace conçu pour des productions plus légères, moins onéreuses, et destiné à accueillir le travail de l’Académie, la pépinière de l’institution et du ballet. L’heure des célébrations du 350anniversaire sera alors révolue. Pas la nécessité de continuer à s’ouvrir toujours plus sur le monde et à vibrer en rythme avec son époque. Quitte à bousculer les « spécialistes de la spécialité ».

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.