Dans les coulisses du gala annuel de l’Opéra Garnier à Paris en septembre 2018. / STÉPHANE DE SAKUTIN / AFP

La création est, de facto, présente dans les gènes de l’Opéra de Paris. Si, en 1669, Pierre Perrin fonde une académie, c’est bien pour y donner des œuvres inédites. Lui-même est librettiste mais, très vite, dès 1672, le « directeur » de l’entreprise sera un compositeur. Le privilège détenu pendant quinze ans par Jean-Baptiste Lully (Italien au nom francisé) consiste avant tout à produire ses propres œuvres.

Trois siècles plus tard, en 1973, un autre compositeur d’origine étrangère prendra les rênes de l’institution lyrique, sans toutefois penser qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même : le Suisse Rolf Liebermann aspire, en effet, à redorer le blason de l’Opéra de Paris en misant sur la qualité et la notoriété des interprètes (chefs d’orchestre, chanteurs, metteurs en scène). Il en résulte que cet âge d’or (1973-1980) du théâtre lyrique ne comporte… aucune véritable création. Les Noces chymiques (1980), « rituel féerique » de Pierre Henry, ne relève pas de l’opéra, et Lulu, en 1979, ne mérite le statut de « première audition » qu’au regard de l’adjonction d’un troisième acte (complété par Friedrich Cerha) à l’opéra composé, en 1935, par Alban Berg et créé tel quel en 1937.

Inspiré du « Procès », de Franz Kafka, « K » a été créé avec succès en 2001, puis repris dans la même production deux ans plus tard. Il n’a été donné, en tout, que onze fois

Les successeurs de Rolf Liebermann se sont davantage souciés de création contemporaine. En attendant Le Soulier de satin, de Marc-André Dalbavie, programmé en 2021, plus d’une vingtaine d’ouvrages lyriques ont été révélés, depuis 1980, soit au Palais Garnier, soit dans la salle de la Bastille. L’un des plus marquants est à mettre à l’actif de Philippe Manoury (né en 1952). « Après avoir vu, au Châtelet, mon premier opéra, 60e parallèle, se souvient le compositeur, Hugues Gall m’a proposé d’écrire le suivant pour Bastille, sans recourir aux chœurs, déjà très occupés par ailleurs. » Cette contrainte a conduit Manoury, grand praticien de l’informatique musicale, à imaginer des « chœurs virtuels » à partir de voix de synthèse. Il a notamment passé deux nuits entières, avec des techniciens, à tester l’espace de la salle afin, lors d’une scène censée se dérouler dans une cathédrale, de donner au spectateur l’impression de se déplacer sans bouger de son fauteuil.

Intimidant Opéra Bastille

Inspiré du Procès, de Franz Kafka, K a été créé avec succès en 2001, puis repris dans la même production deux ans plus tard. Onze représentations au total, toutes devant une salle bien garnie. Pourtant, l’œuvre n’a jamais été redonnée par la suite. Sans imaginer atteindre un jour les 2 000 représentations, comme ce fut le cas, en 1944, du Faust de Gounod, Philippe Manoury déplore qu’une partition accueillie aussi favorablement par le public que par la critique n’ait pas eu, comme la plupart de ses devancières du XIXe siècle, la chance d’entrer durablement au répertoire du théâtre qui l’avait commandée.

L’explication réside dans l’impact (administratif, artistique, médiatique) du mot « création ». Plutôt que de reprendre une œuvre suscitée par leurs prédécesseurs (ou concurrents des autres maisons d’opéra), les directeurs préfèrent en commander de nouvelles. Bruno Mantovani (né en 1974) a bénéficié de cette politique, tant pour un ballet (Siddharta, en 2010), que pour un opéra (Akhmatova, en 2011). Cependant, il tient à souligner l’existence d’autres œuvres liées au directorat de Nicolas Joel, des partitions non scéniques telles que Jeux d’eau, concerto pour violon créé en 2012 par Renaud Capuçon et Philippe Jordan à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris.

L’échec de Berlioz

En dépit de l’aspect « intimidant » revêtu par « ce navire si vaste » qu’est l’Opéra Bastille, Mantovani s’y est rapidement senti chez lui, bienfait imputable selon lui à la « récurrence » dans le travail. « On s’inscrit dans de longues collaborations, notamment avec les musiciens de l’orchestre, et cela permet au compositeur de sortir de sa solitude pour faire partie d’une équipe. »

Œuvrer pour l’Opéra de Paris, c’est aussi composer avec son orchestre. Aujourd’hui, comme hier. Hector Berlioz, selon son propre aveu, n’a-t-il pas tout appris sur l’instrumentation, avant même d’entrer au Conservatoire, en assistant, partition en main, « à toutes les représentations de l’Opéra » ? D’ailleurs, c’est en pensant à un musicien de cette formation d’excellence qu’il a écrit le grand solo de clarinette du premier acte des Troyens, dont la création eut lieu à Paris, en 1869, non à l’Opéra mais au Théâtre-Lyrique.

Preuve que Berlioz avait bien digéré le cuisant échec, en 1838, de Benvenuto Cellini, son unique création sur la scène de l’Opéra de Paris, devenu Malvenuto Cellini sous la plume féroce des caricaturistes dont certains avaient assuré qu’à l’issue de la représentation une grande statue du personnage principal serait coulée, et « l’auteur aussi ».

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.