Alain Joyeux, de l’Aphec, distingue « trois catégories de prépas aux écoles de commerce : les prépas de la montagne Sainte-­Geneviève, les prépas des grands lycées de province et les prépas de proximité ». / Xavier Lissillour

Onze élèves s’installent dans la petite salle de classe qui donne sur les montagnes du parc régional du Pilat. Il est 10 heures. A peine Jérémy Legendre, jeune prof de maths, a-t-il posé sa mallette sur le bureau que le cours a déjà commencé. Au tableau, une ­matrice se termine par cette consigne : « Résoudre : AX = X. » Les élèves sont penchés sur leur copie. Au concours des écoles de ­commerce, cet exercice ne devra pas les occuper plus de cinq minutes.

M. Legendre circule dans les rangs : « Commencez par lire la consigne. Vous aviez un devoir sur table avant ? Vous avez l’air mou. » Ce ton sarcastique ne l’empêche pas de dispenser là un conseil, ici un compliment. « Les cinq minutes sont écoulées. A partir de maintenant, vous perdez des points. »

Nous sommes au Campus La Salle, sur les hauteurs de Saint-Etienne, établissement privé sous contrat qui comprend un lycée professionnel et des classes préparatoires aux grandes écoles. Sur les six filles et cinq garçons de cette première année de prépa économique et commerciale, option économique (ECE), Lou Tardy sort du lot pour ses performances scolaires. Une camarade zyeute d’ailleurs sans vergogne sa copie.

« O.K. Lou, tu passes au tableau ? » Le jeune homme de 18 ans recouvre les deux battants de chiffres et de lettres. La séance de correction est un grand moment d’interactivité. Tout le monde, ou presque, participe.

Gentils génies

Au même moment, à Paris, Jeanne (le prénom a été modifié), 19 ans, arpente les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, dans le 5e arrondissement. Depuis la 2de, la jeune femme est scolarisée à Louis-le-Grand, l’un des meilleurs lycées de France. Elle est étudiante en prépa ECS (économique et commerciale, option scientifique), où elle est en deuxième année. « Nous venons de fêter le compte à rebours des cent jours avant les concours, déclare-t-elle. C’est un moment de détente où on se déguise, au lycée. A partir de maintenant, on va sans doute moins sortir ! »

Après les quatre heures de maths du lundi matin, elle enchaîne avec deux heures de philosophie. La prof de philo, Silvia Manonellas, commence sans crier gare la correction de la dissertation qui avait pour thème un simple mot : « L’inoubliable. » Une symphonie pour claviers s’élève dans la petite salle vétuste et surchauffée. Plus personne n’utilise de stylo en 2019, pas à Louis-le-Grand en tout cas. Le brouhaha s’estompe parfois, le temps qu’un des quarante-cinq élèves pose une question. La professeure répond avec un humour cynique ravageur qui fait forte impression sur la classe.

Avant la pause, Mme Manonellas illustre son thème en lisant un extrait du Lambeau (Gallimard, 2018), le livre que Philippe Lançon a écrit après l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo. Grande attention et frissons dans l’assemblée.

Lou et Jeanne se ressemblent. Ce sont deux bons élèves qui traversent leurs études de prépa avec sérénité. Leurs camarades les ont élus délégués, séduits sans doute par ce mélange d’humilité et de force tranquille qui émane des gentils génies.

Les deux étudiants connaissent la perte de repères qui survient lors du premier emménagement. Lou, venu de Bellegarde-sur­-Valserine (Ain), a un petit appartement dans « Saint-é », où il a posé ses valises à la fin de l’été. « Au début, c’est angoissant de se dire qu’on va être tout seul, mais je voulais garder une vie à côté de la prépa. » Même chose pour Jeanne, qui vit seule chez sa mère, partie travailler à l’étranger.

Tous deux tiennent beaucoup à leurs heures de sommeil. Pas question de bachoter toute la nuit, ni de se lever aux aurores. Jeanne regarde des séries tous les soirs et s’endort peu avant minuit, tandis que Lou se couche dès 22 heures. Il n’y a guère que le dimanche après-midi qu’il s’accorde une heure de course à pied et un manga ou quelques jeux vidéo. Le reste du temps, une routine de travail s’est installée, et il a dû renoncer à plusieurs heures de sport.

Commerce équitable

Plus tard, tous deux projettent de travailler dans l’économie sociale et solidaire. La richesse et le pouvoir que pourrait leur apporter une « business school » ? Très peu pour eux. Jeanne, foulard rouge dans les cheveux, a fait son premier voyage seule, à Berlin, l’été dernier. « J’étais très fière de pouvoir parler allemand, de voir que j’étais comprise. » Elle y a étudié le modèle économique des jardins partagés. Elle explique que si nombre de ses camarades veulent travailler à l’international, comme elle, tous ne comptent pas se lancer dans le commerce équitable. Lou, de son côté, se voit bien « bosser dans une ONG ou faire de l’humanitaire. Ce que je vais apprendre, j’aurai envie de le mettre au service de la société, dit-il. Pourquoi pas gérer des équipes, mais pas dans un sens dictatorial ! »

« Les élèves sont aujourd’hui en quête de sens. L’objectif principal de la prépa est donc de leur apprendre à réfléchir. » Alain Joyeux, président de l’Aphec

Alain Joyeux, président de l’Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales (Aphec), qui rassemble près de 70 % des enseignants de ces prépas, affirme que les aspirations de Jeanne et de Lou sont révélatrices d’une évolution : « Il y a quinze ans, la prépa était souvent une longue accumulation de connaissances. A la demande des écoles, nous avons évolué, car les élèves sont aujourd’hui en quête de sens. L’objectif principal est donc de leur apprendre à réfléchir. »

Selon M. Joyeux, « le souhait le plus cher de cette génération est d’avoir de l’impact, qu’il soit environnemental, sociétal ou axé sur le développement durable. Les étudiants sont beaucoup plus soucieux qu’avant des valeurs éthiques qu’ils mettent derrière leurs projets de vie professionnelle ». Quand ils créent une entreprise, ces jeunes ne placent la rémunération qu’en troisième position de leurs motivations.

Une maturité qui étonne, même si les élèves des meilleures classes prépa ont en tête l’importance des expériences personnelles pour réussir à intéresser les jurys des concours qui leur permettront d’accéder aux écoles du trio de tête (HEC, Essec, ESCP Europe).

Ambiances et ambitions

C’est ici que les ressemblances entre Jeanne et Lou s’arrêtent. Jeanne a grandi dans le 20arrondissement de Paris, avec une mère professeure de physique en classe préparatoire. Au collège, dans une ZEP, elle a bénéficié du programme les Cordées de la réussite proposé aux meilleurs élèves, avant de laisser sa place en 2de à un élève boursier, et de partir pour Louis-le-Grand.

Chaque année, plus de la moitié des élèves de Louis-le-Grand entrent dans les écoles identifiées par les entreprises comme produisant les meilleurs jeunes diplômés.

Les parents de Lou, eux, n’ont rien à voir avec l’enseignement, même si « [s]on père a des moyens financiers », précise le jeune homme, qui a passé son bac à Bellegarde-sur-Valserine, près de la frontière suisse. Sa mère, femme de ménage dans une entreprise, l’a beaucoup soutenu. Il a connu un premier échec en ratant le concours des Instituts d’études politiques, qu’il a passé « sans véritable préparation ».

Lou a découvert la prépa ECE du Campus La Salle dans un salon, à Lyon, et a été séduit par deux aspects : son option « préparation aux concours des IEP » et le côté « familial » de la formation, qu’il a ressenti lors d’une journée d’immersion. C’est son prof d’histoire qui lui avait conseillé la prépa ; il est le seul de sa classe à s’y être aventuré. Rien à voir avec Louis-le-Grand, où la prépa est, avec médecine ou le droit, un débouché évident après la terminale.

Alain Joyeux, de l’Aphec, distingue ainsi « trois catégories de prépas aux écoles de commerce : les prépas de la montagne Sainte-­Geneviève, les prépas des grands lycées de province et les prépas de proximité ». Trois types de prépas avec trois types d’ambiances et d’ambitions pour les étudiants. En 2018, dans la prépa La Salle, deux étudiantes ont réussi le ­concours de l’EM Lyon – les autres ont été admis dans d’autres écoles partout en France. Mais personne n’a intégré les écoles les plus « prestigieuses », les « parisiennes » HEC, Essec et ESCP Europe.

A Louis-le-Grand, en revanche, la voie est toute tracée. Chaque année, plus de la moitié de ses élèves entrent dans les « parisiennes ». Des écoles identifiées par les entreprises comme produisant les meilleurs jeunes diplômés, et à qui elles déroulent le tapis rouge. Leurs carrières en seront facilitées, et les salaires d’embauche d’emblée supérieurs. Contrairement à Jeanne, Lou n’a statistiquement qu’une infime chance d’intégrer ces trois écoles. Mais il ne le vit pas mal pour autant. De Saint-Etienne à la montagne Sainte-Geneviève, deux chemins se profilent pour ces deux jeunes, qui ont de nombreux points en commun.