Classe de BTS « conception de produits industriels », à Saint-Sébastien-sur-Loire (Loire-Atlantique). / ALAIN LE BOT / PHOTONONSTOP

En ce froid vendredi d’hiver, à l’abri des murs blancs de leur établissement classé « monument du XXe siècle », les élèves de brevet de technicien supérieur (BTS) Management commercial opérationnel du lycée Rémi-Belleau à Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir) font des maths avec une vue imprenable sur le clocher du château des comtes du Perche. En toile de fond, des champs à l’infini. Sur le parking, face au lycée, des gilets jaunes bien visibles sur des tableaux de bord des voitures qui rappellent qu’au plus fort de la mobilisation la région vivait au rythme des barrages filtrants.

Bacheliers professionnels

« Beaucoup de gens autour de moi en faisaient partie », affirme Christopher, en BTS comptabilité gestion (CG). Dans les quatre classes de BTS que compte le lycée, les enfants d’ouvriers, d’employés ou encore d’artisans commerçants sont surreprésentés.

Une observation que l’on retrouve au niveau national – d’après les chiffres du ministère, à la rentrée 2017-2018, 43 % des inscrits en BTS avaient des parents ouvriers ou employés et 55 % étaient boursiers. Les enfants de cadres y sont deux fois moins nombreux qu’à l’université.

Une tendance qui s’est fortement renforcée depuis que ces formations sont chargées d’accueillir prioritairement les bacheliers professionnels (un tiers des élèves environ), eux-mêmes majoritairement issus de milieux populaires. « Les élèves de BTS sont, pour beaucoup, les enfants de la massification scolaire, dont les parents n’ont pas fait d’études », résume Fanette Merlin, chargée d’études au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq).

Lorsqu’en terminale, Duncan, qui vit seul avec sa mère ouvrière dans un village à 8 km de Nogent-le-Rotrou, s’est demandé ce qu’il ferait après son bac professionnel gestion administration, il a d’abord regardé ce que proposait son lycée. « J’ai opté pour un BTS parce que c’était proche de chez moi. Je n’ai pas les moyens d’aller ailleurs », dit-il. Ce n’est pas non plus un goût soudain pour la comptabilité qui a poussé Christopher à postuler en BTS CG au lycée Rémi-Belleau après son bac STMG [sciences et technologies du management et de la gestion] : « Mon père est vendeur indépendant et ma mère, ouvrière dans une usine. Leur budget est serré. Ils ne peuvent pas me payer l’essence pour aller suivre des cours loin de la maison. »

La question de la mobilité

Pour ces jeunes, comme pour leurs parents, très représentés parmi les « gilets jaunes », la question de la mobilité est en effet centrale. « On a l’impression que tout le monde va à la fac ou, en tout cas, peut y aller. C’est vrai, en théorie. Mais, dans les faits, il existe à la campagne des particularités économiques et sociales à la poursuite d’études qui ne sont pas toujours visibles depuis la ville », remarque Sophie Orange, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Nantes.

Aller en institut universitaire de technologie (IUT) ou s’inscrire en licence, cela signifie devoir se déplacer, avoir éventuellement un logement, « ce qui implique des coûts supplémentaires que seules les familles qui ont les moyens peuvent se permettre », pointe Anne-Lise Huguenot-Noël, codirectrice des Centres d’information et d’orientation de Nancy.

Pour toute une partie des bacheliers technologiques, professionnels, issus de milieux modestes ou encore de zones rurales, le BTS apparaît alors comme étant « le seul moyen d’accéder à l’enseignement supérieur et de trouver une place dans un système hyperélitiste », souligne Eric Charbonnier, analyste à l’OCDE. Ce que confirme Michel Toumoulin, proviseur du lycée Rémi-Belleau : « Beaucoup de mes étudiants arrêteraient après le bac, s’ils devaient aller ailleurs. »

Un paysage de plus en plus complexe

Le BTS est aussi parfois le seul diplôme que connaissent des parents peu ou pas diplômés et qui peinent à s’y retrouver dans un paysage de l’enseignement supérieur de plus en plus complexe. Claire reconnaît avoir opté pour un BTS CG au lycée Rémi-Belleau après son bac STMG parce que sa mère, secrétaire de mairie et titulaire du même BTS, l’y a fortement encouragée. « Les profs nous ont parlé des IUT, mais cela me semblait trop compliqué, je ne me voyais pas à la fac. Et puis cela voulait dire aller au Mans ou à Chartres et moi, la ville, cela me fait peur », témoigne la jeune fille.

« Pour les élèves issus de milieux populaires, il est difficile de se projeter dans un univers éloigné du leur. Ils font donc leur choix parmi les formations qu’ils connaissent. » Nathalie Schuhmacher

C’est cette même crainte de devoir « partir », quitter Nogent-le-Rotrou pour l’« inconnu » et rejoindre un cursus auquel « on ne comprend pas grand-chose » qui a conduit Sundy – père technicien et mère ouvrière – à postuler en BTS après son bac ES [économique et social]. « Rester dans un lycée, dans un environnement qui m’est familier, cela me rassurait », reconnaît-elle.

Des propos qui ne surprennent pas Nathalie Schuhmacher, professeure de sciences médico-sociales en BTS au lycée Jules-Uhry, à Creil (Oise) : « Pour les élèves issus de milieux populaires, il y a une vraie difficulté à se projeter dans un univers éloigné du leur. Ils font donc leur choix dans un éventail de formations qu’ils connaissent. »

Au lycée Bréquigny, à Rennes, qui accueille de nombreux étudiants de zones périurbaines et rurales, il n’est pas rare que « des élèves qui ont la capacité de suivre des études supérieures en licence, voire en classe préparatoire, préfèrent capitaliser sur un BTS plutôt que de s’engager dans des études longues dont ils ne savent pas trop où elles vont les mener », observe Philippe Debray, proviseur. A l’inverse, le BTS leur donne le sentiment d’être en prise directe avec le monde du travail et de préparer à un « vrai métier », ce qui leur permettra de trouver un emploi dont ils pourront vivre. Un argument qui fait écho dans des milieux où, selon Gérard Boudesseul, maître de conférences en sociologie à l’université de Caen Normandie, « le chômage fait figure de repoussoir ».

En bas de la hiérarchie

Avec plus de huit diplômés sur dix qui occupent un emploi trois ans après leur sortie d’études, dont 70 % en CDI (enquête du ministère de l’enseignement supérieur sur les diplômés de 2013), le BTS apparaît « comme une réponse concrète au sentiment d’insécurité des “gilets jaunes” », analyse le sociologue.

Et bien qu’il soit très peu sélectif et qu’il se situe en bas de la hiérarchie du supérieur, « il n’est pas du tout perçu comme un “sous-diplôme” par les parents de nos étudiants, mais bien comme la clé d’entrée vers autre chose, et d’abord vers l’emploi », fait valoir Michel Toumoulin.

Guillaume est bien de cet avis, lui dont le père, ouvrier agricole, et la mère, aide à la personne, « vivent au jour le jour ». Pour lui, décrocher un diplôme bac + 2, c’est « la garantie de ne pas être confronté aux mêmes difficultés que [ses] parents ». Ce à quoi veut croire aussi Océane, en BTS économie sociale et familiale au lycée Jules-Uhry de Creil : « Je pense qu’avec un BTS, on peut s’en sortir. Pas forcément gagner beaucoup d’argent, mais vivre en sécurité. »

Bien sûr, il y a le mouvement des « gilets jaunes » et leur crainte quant à l’avenir de leurs enfants. Aurélie, en BTS à Creil, comme beaucoup de ses camarades, dit voir ça de loin. « Je n’ai pas attendu les “gilets jaunes” pour savoir que la vie est difficile, s’agace la jeune fille. Mais je pense que je vivrai mieux que mes parents [son père est électricien et sa mère vendeuse] ». Même si la probabilité qu’elle occupe un emploi d’employé ou de profession intermédiaire, une fois diplômée, est plus faible qu’il y a vingt ans.

Un maximum de chances

Thomas, en BTS à Nogent-le-Rotrou, est moins optimiste : « On voit bien sur les ronds-points que même avec un travail et un salaire correct, on peut avoir du mal à y arriver. » Pour se donner un maximum de chances, il envisage de poursuivre en licence professionnelle, « même si je n’ai pas envie d’aller en ville ». Un choix auquel réfléchit également Alexia, en BTS à Creil : « A force d’entendre autour de moi des personnes qui ont du mal à finir le mois, je me pose des questions. Je n’ai pas du tout envie de me retrouver comme eux. En même temps, je crois que cela renforce ma détermination à faire des études et à réussir. Pourquoi pas continuer en licence pro ou en école d’assistante sociale ? »

Pour l’heure, à peine plus de la moitié (53 %) des diplômés de BTS poursuivent des études, quand près de 90 % des diplômés d’IUT jouent les prolongations. « A l’heure du LMD [licence-master-doctorat], le BTS n’est pas reconnu dans le cadre européen et les équivalences fonctionnent mal. Avec le même diplôme, selon les universités, les étudiants se retrouveront en licence 1 ou en licence 2 », prévient Sophie Orange.