Les 40 ans de la révolution en Iran : les mois qui ont fait basculer le règne du chah

L’Iran célèbre, lundi 11 février, les 40 ans de la révolution qui a donné naissance à la République islamique. Mais avec le retour des sanctions américaines, le pays n’a pas le cœur à la fête. Notre journaliste Louis Imbert, qui suit l’actualité du pays et du Proche-Orient, répond à vos questions sur l’état d’esprit des Iraniens, alors que la situation économique n’en finit pas de se dégrader, et alors que nombre de promesses de la révolution n’ont pas été tenues. Il revient aussi sur les blocages de la vie politique iranienne et sur la tentation du changement de régime qui anime Washington.

Eude : Cet anniversaire n’a pas l’air gai. Cette République islamique va-t-elle encore durer longtemps ?

Louis Imbert : En effet, l’Etat iranien a organisé des célébrations sans plus d’apprêt qu’à l’ordinaire. Il s’agit de rester sobre. Le pays va mal : le retour des sanctions américaines, après le retrait de Washington de l’accord international sur le nucléaire, en mai 2018, a contribué à déstabiliser une économie malade de longue date. Nombre d’Iraniens de la classe moyenne ont basculé dans la pauvreté presque du jour au lendemain. Il y a des grèves, des manifestations éparses, presque tous les jours et un peu partout à travers le pays.

Pour autant, la République islamique ne s’écroule pas. L’appareil sécuritaire est solide. Il se renforce à la faveur des sanctions. Il n’y a pas d’alternative crédible, et la classe moyenne aurait trop à perdre à un changement de régime : elle désespère, mais elle prend son mal en patience.

Multatuli : Comment le système politique iranien évolue-t-il ces dernières années ?

Tout est bloqué. L’Etat avait misé sur l’accord international sur le nucléaire de 2015, pour attirer des investissements étrangers (notamment occidentaux) dans le pays. Le président modéré, Hassan Rohani, nourrissait l’espoir de faire évoluer au passage le « système », tout en en garantissant la survie. C’est un échec.

M. Rohani est démonétisé. Ses alliés réformateurs ont de moins en moins de poids. Les conservateurs eux-mêmes sont en plein doute : ils craignent de perdre leurs assises dans les classes populaires.

Le système politique iranien donne l’impression de ne pas avoir de vue à long terme, autre que l’immobilisme. Tout changement est douloureux, presque impossible. Or, l’Iran n’a pas les moyens de continuer simplement à rouiller… Un débat a pris corps dans le pays, dans les milieux d’affaires comme parmi les plus pauvres : les Iraniens s’interrogent ouvertement sur la capacité de la République islamique à survivre dans sa forme actuelle.

22420 : Pourquoi imposer des sanctions économiques aussi lourdes à un pays, et donc à un peuple, plutôt que de bloquer l’import des ressources nécessaires à la fabrication d’armes nucléaires ? Quels sont les enjeux politiques ou économiques à affamer ce peuple ?

Les sanctions américaines visent avant tout à faire souffrir l’Iran et, malheureusement, les Iraniens aussi, au passage. C’est un enjeu de politique intérieure américain : le président américain, Donald Trump, a voulu dénoncer l’accord nucléaire signé par son prédécesseur, Barack Obama. L’Iran est un repoussoir à Washington, le sujet d’un débat presque irrationnel. M. Trump ne paraît pas avoir d’alternative crédible, sinon de repousser l’Iran « dans sa boîte ». Et il serait satisfait si la République islamique s’écroulait par mégarde.

Breton : De l’extérieur, on a l’impression que la société iranienne est parcourue d’une envie discrète mais certaine sur les questions de société. Mais une libération des mœurs est-elle vraiment à l’ordre du jour ?

Cette libération des mœurs existe de longue date. Elle est lente et souvent difficile, mais irrémédiable. Les Iraniens ont de l’avance sur leurs lois ! Le récit de ma collègue Ghazal Golshiri le raconte de façon très claire, au sein d’une famille, depuis 1979.

Des manifestants célèbrent le 40e anniversaire de la révolution qui a donné naissance à la République islamique, à Téhéran, lundi 11 février. / Vahid Salemi / AP

Idefix : Les dirigeants iraniens se sentent-ils piégés par leur propre politique extérieure (Liban, Syrie, Yémen) ou sont-ils plutôt confiants ?

Les responsables d’Etat les plus confiants que l’on puisse trouver à Téhéran ces derniers mois sont ceux qui sont chargés de la politique régionale. Ils ont le sentiment d’avoir affermi la position iranienne : en Syrie, ils se tiennent debout dans les ruines du pays, aux côtés du régime allié de Bachar Al-Assad. Les Etats-Unis s’apprêtent à désengager leurs troupes du pays. L’Iran n’a pas les moyens de reconstruire la Syrie, mais estime avoir gagné la guerre.

En Irak et au Liban, Téhéran jouit par ailleurs d’une influence sans rival. Au Yémen, il appuie de loin et à bas coût la rébellion houthiste, qui est une épine dans le flanc de son grand rival saoudien.

Mais cette politique régionale coûte cher – elle a fait l’objet de critiques régulières dans des manifestations populaires en Iran. Il n’est pas certain que Téhéran en ait les moyens. Et le pays voit se multiplier les prétextes d’escalade avec ses rivaux régionaux, l’Arabie saoudite et Israël. Il se fait prudent : il cherche à laisser passer l’orage.

Wiibroe : Pourquoi dites-vous que la classe moyenne aurait trop à perdre d’un changement de régime ?

Les trentenaires questionnent depuis longtemps leurs parents : pourquoi ont-ils fait cette révolution ? Chez les jeunes de 20 ans, un nihilisme inquiétant se répand. Mais en décembre 2017, la classe moyenne s’est alignée sur le pouvoir en dénonçant des manifestations qui ont emporté 80 villes, dans lesquelles quelques slogans appelaient à la chute de la République islamique.

La classe moyenne voit s’effriter le « pacte républicain » qu’elle avait noué avec M. Rohani : la paix sociale contre un certain respect par l’Etat de l’espace privé. Mais elle y tient encore. Les émeutes sont nées dans des régions marginalisées, parmi les déçus des promesses révolutionnaires, qui ont perdu patience.

Moilo : Les tumultueux voisins israéliens et saoudiens se satisfont-ils de la situation politique actuelle de l’Iran ?

Ils ont été surpris de l’efficacité des sanctions américaines, et ils en redemandent. Ils estiment avoir, sous la présidence de Donald Trump, une fenêtre d’opportunité pour « repousser » l’influence iranienne dans la région, voire plus.

Mais ils craignent la volonté de retrait de M. Trump – « l’Amérique d’abord ». Ils savent que le président américain n’a que peu d’intérêt pour la région, qu’il souhaite retirer les troupes de Syrie, et être celui qui mettra fin à dix-sept ans d’engagement en Afghanistan. Il demande, par ailleurs, explicitement à Riyad de financer une partie de ses opérations, si le royaume souhaite qu’elles se poursuivent.

Shakshouka : Qu’en est-il de l’ancien président conservateur Mahmoud Ahmadinejad ? Que devient-il ? Est-il toujours sur la scène politique ?

Des femmes iraniennes portent le portrait du Guide suprême,  Ali Khamenei, alors qu’elles participent aux cérémonies d’anniversaire de la révolution à Téhéran, lundi 11 févier. / Ebrahim Noroozi / AP

Comme tous les anciens présidents iraniens, il est en délicatesse avec la justice. Plusieurs de ses proches sont en prison. Il est accusé d’avoir profité financièrement des années de contrebande d’Etat, qui ont permis de contourner, mal et à grands frais, les sanctions internationales jusqu’en 2015. Son camp ultraconservateur ne lui pardonne pas d’avoir défié l’autorité du Guide suprême, Ali Khamenei, arbitre de la vie politique iranienne et plus haute autorité de l’Etat.

Mahmoud Ahmadinejad continue pourtant ses provocations. Il énonce des critiques d’une rare force contre le « système ». C’est une figure en roue libre… Les libéraux et les défenseurs des droits de l’homme, auxquels il fait désormais des appels du pied, le moquent. Il s’était acharné sur eux du temps de sa présidence.

Mais Mahmoud Ahmadinejad reste une figure appréciée dans les bases sociales de la République islamique : il critique violemment les « corrompus » et l’Etat (mauvais) administrateur. Il est du côté des petits, de ceux au nom desquels la révolution a été faite, en 1979. Longtemps, il a permis de maintenir ces gens dans le « système ». Certains ont cessé de voter depuis qu’Ahmadinejad s’est marginalisé et ont participé aux manifestations de décembre 2017.

Matt : Au niveau international, où en sont les relations de l’Iran avec les puissances émergentes, en particulier la Russie ou, surtout, la Chine (voire les autres : le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud) ?

Un slogan majeur de la révolution de 1979 disait : « Ni Est ni Ouest ». L’Iran se voulait indépendant de l’Amérique comme de la Russie soviétique. L’ironie est cruelle : quarante ans plus tard, Téhéran est de plus en plus sous l’influence de la Chine et de la Russie. Pékin a garanti sa survie économique durant la précédente phase de sanctions, jusqu’en 2015. Moscou est un pare-feu diplomatique au Conseil de sécurité de l’ONU – et un parrain militaire en Syrie.

Mais ces puissances ne sont pas des alliées : elles utilisent Téhéran comme une monnaie d’échange dans leurs propres négociations avec Washington. Lorsque M. Trump s’est retiré de l’accord nucléaire, en mai 2018, Vladimir Poutine est resté absolument silencieux sur le sujet pendant une dizaine de jours. Pas un mot. Pékin, de son côté, tarde à relancer son commerce avec Téhéran, ses achats de pétrole, et visiblement les mécanismes financiers qui avaient tant aidé l’Iran jusqu’en 2015.

Matt : Si le régime actuel s’écroulait, le risque ne serait-il pas que des leaders plus extrémistes encore prennent le pouvoir en Iran ? Le pays semble manquer d’alternatives politiques pour offrir une autre solution au pays.

Il n’y a pas d’alternative : c’est un constat largement répandu en Iran. Les oppositions établies à l’étranger ne sont pas jugées crédibles par la plupart des Iraniens. La monarchie a vécu, les Moudjahidin du peuple iranien, établis en France, sont largement détestés. Notamment parce qu’ils se sont rangés du côté de Saddam Hussein durant la guerre Iran-Irak, qui a fait entre 500 000 et 700 000 morts dans les deux camps entre 1980 et 1988.

Pseudo : Les jeunes sont-ils majoritairement croyants ou existe-t-il une baisse de l’influence de la religion chiite ?

Manifestation à Téhéran, le 11 février, pour fêter les 40 ans de la révolution islamique. / Vahid Salemi / AP

C’est un paradoxe bien connu de la République islamique, qui a produit, en quarante ans, l’une des sociétés les plus sécularisées du Proche-Orient. La question n’est pas tant de savoir si les gens restent religieux – ils le sont bien souvent, sous diverses formes, par tradition, par dévotion privée… – mais plutôt : quelles relations veulent-ils entre la religion et l’Etat ?

Ce mot, « séculaire », est un repoussoir pour le clergé. Il fait peur. Mais si vous écoutez les hauts clercs chiites qui se placent dans la perspective de la réforme, ceux qui ont fait la révolution en 1979 avec l’idée de faire évoluer les cadres du chiisme, ils ne disent rien d’autre…, seule l’étiquette, « séculaire, laïque », gêne…

Dans le même temps, des ultraconservateurs, très politisés, les accusent de laisser la laïcité prendre racine dans les séminaires…

Paul : De plus en plus d’Iraniens critiquent ouvertement le régime, et ce même en témoignant dans la presse étrangère à visage découvert. Ces personnes ne s’exposent-elles pas à des sanctions ou des répressions ? Le régime se montre-t-il plus tolérant à ce propos ?

L’Etat est bien forcé de constater que ça ne va pas fort… Il lâche du lest. Les factions politiques usent aussi de ces critiques du peuple pour se tirer dans les pattes. Mais l’Etat réprime aussi, c’est évident : Amnesty International a recensé cette année quelque 7 000 arrestations liées à des mouvements de revendication économique ou contre les blocages politiques.

Mendo : Sait-on si les sanctions économiques ont le pouvoir de freiner ou d’empêcher un programme nucléaire militaire ?

L’Iran ne cesse de répéter qu’il n’a rien obtenu de l’accord nucléaire – de fait, les investissements étrangers n’ont pas eu lieu ! La conséquence logique, c’est que Téhéran a peu de raisons de le respecter… Mais le régime n’est pas si isolé diplomatiquement qu’en 2012, avant l’accord : tant qu’il ne relance pas ses centrifugeuses, il a l’appui de la Chine, de la Russie, un peu aussi des Européens. L’Etat ne veut pas prêter le flanc aux menaces des Etats-Unis et de ses alliés régionaux, Israël et l’Arabie saoudite. Il fait le dos rond et espère tenir.