La ligne de ferry entre Dieppe et Newhaven passe pour la plus ancienne liaison régulière entre la France et le Royaume-Uni. Entre deux trajets directs en train, de Paris à la mer puis de la mer à Londres, elle formait le segment central d’un itinéraire rectiligne entre les deux capitales. Les historiens locaux aiment à rappeler son âge d’or, à évoquer des anecdotes insolites à son sujet, entre exil outre-Manche de têtes couronnées pour cause de révolutions et référence au temps où le leader nationaliste vietnamien Ho Chi Minh aurait exercé comme pâtissier sur la ligne.

Avec quatre heures de trajet entre deux ports devenus mineurs, la ligne ne joue plus un rôle central dans les échanges entre les deux rives de la Manche. Au rythme de deux traversées par jour en hiver et trois en été assurées par le Seven Sisters et le Côte d’Albatre, deux ferrys appartenant au conseil départemental de Seine-Maritime, la liaison se maintient grâce au transport de fret.

Avec la perspective d’un Brexit sans accord dans quelques semaines, dont on redoute des effets chaotiques dans les échanges entre le Royaume-Uni et le continent, les habitants des deux ports et les usagers de la ligne évoquent les relations singulières qu’ils entretiennent avec le côté opposé d’une frontière qui se confond avec l’horizon.

  • Daniel Lemaître, 62 ans : « Les Anglais nous ont toujours fait chier »

Daniel Lemaître à Dieppe, le 5 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Daniel Lemaître n’aime pas l’Angleterre. Quand il était chauffeur routier, il ne s’y est rendu qu’une fois, quelques jours, dans les années 1980 pour un déménagement : « J’ai pas aimé la cuisine. » Le Dieppois n’aime pas non plus les Anglais. « Le Brexit ? Bon, ils nous ont toujours fait chier, alors… » M. Lemaître est fils et petit-fils de pêcheurs. Les conflits avec ceux d’en face au sujet des zones de pêche ont ici des racines anciennes. De mémoire d’homme, ses ancêtres ont toujours vécu à Dieppe, dans le quartier du Bout-du-Quai. M. Lemaître ne se rend jamais Au Coup de Roulis, le café du Pollet, quartier de pêcheurs rival, où des gens de mer de retour au port viennent encore prendre leur café-calva, au petit matin.

M. Lemaître n’aime donc ni le Pollet, ni l’Angleterre, ni les Anglais. Mais tous les jours vers 15 heures, il vient voir le bateau de Newhaven accoster en allant promener sa chienne, Fifi. Malgré le vent humide et salé, il n’est pas le seul le long de la jetée. « Tout le monde aime voir le bateau accoster, on le prend jamais mais c’est beau à regarder ! Même si ça a moins de cachet que quand le paquebot débarquait sur les quais du centre-ville. » C’était du temps de son adolescence et de ses amourettes estivales avec de jeunes vacancières anglaises.

  • Emilie Villeneuve, 35 ans : « Pas question de tirer dans le dos des Anglais »

Emilie Villeneuve à Dieppe, le 5 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Il est déjà 8 heures et, sur le quai Trudaine, Emilie Villeneuve tient le seul étal ouvert du marché aux poissons. Son époux, Pierre, capitaine de L’Equinoxe, a pris la mer à la faveur d’une météo clémente pour aller pêcher la coquille Saint-Jacques en baie de Seine. « Nos représentants professionnels ne nous disent rien sur ce qui pourrait se passer s’il n’y avait aucun accord sur le Brexit. » Pour Mme Villeneuve, fille et femme de pêcheurs, il n’est en tout cas « pas question de tirer dans le dos des Anglais ».

Son père a une dette envers un pêcheur britannique qui l’a sauvé d’une panne il y a quatre décennies, du côté de Brighton. Des liens ont été conservés entre les deux familles. L’Anglais, de passage sur la rive normande pendant l’été 2018, est venu prendre l’apéritif chez les Villeneuve et, d’après Mme Villeneuve, il pense comme elle : la mer est à tout le monde et les uns doivent continuer à pêcher chez les autres. C’est une opinion peu commune chez les pêcheurs dieppois, mais elle relève pour elle du simple bon sens : « On ne peut pas imaginer que les eaux anglaises nous soient fermées d’un coup. Si c’est le cas, en l’absence d’accord, on pourrait perdre jusqu’à 200 000 euros de chiffre d’affaires par an. »

  • Nicolas Bellenchombre, 31 ans : « Il faudrait que Dieppe profite de cette proximité avec l’Angleterre pour s’ouvrir davantage »

Nicolas Bellenchombre à Dieppe, le 4 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Les projets et les rêves de Nicolas Bellenchombre sont suspendus au-dessus de la mer. Délégué général du Festival du film canadien de Dieppe, qui va connaître en mars sa sixième édition, il voudrait œuvrer à ce que son port d’origine prenne conscience de sa qualité de ville frontière et regarde davantage vers le large. « Historiquement, Dieppe est un trait d’union entre le Canada, la Grande-Bretagne et la France », rappelle M. Bellenchombre, évoquant les expéditions parties de Dieppe vers l’Amérique du Nord ou le raid meurtrier de 1942 lors duquel près de deux mille soldats canadiens ont perdu la vie : « Il faut entretenir cette mémoire mais surtout construire une relation d’avenir, positive pour les territoires. »

Nicolas Bellenchombre voudrait notamment voir Dieppe rejoindre l’orbite de la scène culturelle et artistique novatrice de Brighton, de l’autre côté de la Manche, à deux pas de Newhaven. « A 15 ans, j’ai pris le bateau pour la première fois pour l’Angleterre et je suis allé à Brighton. J’ai été marqué pour toujours par l’esprit de liberté qui y régnait. En tant qu’homosexuel venant d’un monde plutôt conservateur, c’était une vraie émancipation. Il faudrait que Dieppe profite de cette proximité. » Il y a un an, M. Bellenchombre a été victime dans sa ville d’une grave agression homophobe qui lui vaut des séquelles à vie. Les projets culturels qu’il mène de concert avec le Newhaven Regeneration Group, de l’autre côté de la Manche, auraient pu bénéficier du Fonds européen de développement régional. Avec le Brexit, il n’en est plus question.

  • Rosalind Noverraz, 62 ans : « Le Brexit fait baisser le prix des maisons en Dordogne »

Rosalind Noverraz à bord du ferry entre Dieppe et Newhaven, le 5 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Il fait nuit sur la Manche. Les hublots du restaurant du Seven Sisters reflètent la lueur des néons et les visages blafards des dîneurs isolés. Rosalind Noverraz, qui voyage en solitaire, termine son assiette de frites. Britannique eurosceptique installée dans le Sussex, le comté de Newhaven, elle a embarqué à Dieppe après une tournée de prospection immobilière en Dordogne. Elle espère que le Brexit, pour lequel elle a voté, va lui sourire : « Les retraités anglais qui vivent en France rentrent chez eux paniqués car ils ont peur de perdre leur couverture maladie et de voir la chute de la livre faire baisser leur pouvoir d’achat. Donc on peut avoir des maisons pour des prix très modiques. C’est le moment d’acheter. »

Paradoxal pour une partisane du Brexit de s’installer sur le continent au moment de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) ? Mme Noverraz pense que non, que « rien ne va vraiment changer après le Brexit », et que, quoi qu’il arrive, elle a assez d’économies pour vivre sereinement en France. La raison pour laquelle Mme Noverraz a voté en faveur d’une sortie du Royame-Uni de l’Union européenne n’a de toute façon rien à voir avec l’Union européenne : « J’ai travaillé comme standardiste dans la police et j’ai été témoin de tous les problèmes que posent les immigrés turcs dans le Sussex. C’est pour ça que j’ai voté “Leave” [quitter l’UE]. »

  • Mike Shorer, 60 ans : « Nous devons garder exactement les mêmes relations avec l’Europe après le Brexit »

Mike Shorer sur son parcours de golf à Newhaven, le 6 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Mike Shorer est un bijoutier athlétique. Il porte des boutons de manchette en forme de tête de mort et, ce matin, le volumineux collier qu’il a le privilège de pouvoir arborer en qualité de président de la chambre de commerce de Newhaven. « Nous sommes une communauté de gens de mer, avec l’esprit d’aventure », dira-il devant les autres membres à l’occasion du petit déjeuner hebdomadaire qui réunit assureurs, agents immobiliers, artisans et petits commerçant de la ville dans le club-house modeste d’un terrain de golf brumeux. « On en a assez de ce Brexit, vivement que ce soit terminé ! », s’exclame M. Shorer. Les avis sont très tranchés parmi les membres ; relancer la polémique entre gens de bonne compagnie serait malséant.

Dans l’assistance, nombreux sont certains que le Royaume-Uni a de toute façon vu pire. On évoque les rudesses de la seconde guerre mondiale, surmontées par le Royaume-Uni triomphant sous les bombes allemandes, les fermetures d’usines de l’ère Thatcher (1979-1990) dont on a fini par se relever, et cette croyance absolue dans l’idée selon laquelle les Européens ont de toute façon trop besoin du marché britannique pour que les choses changent. L’optimisme et la confiance en soi frôlent parfois le déni de réalité. M. Shorer, qui a voté pour quitter l’UE, ne regrette pas son choix, car pour lui le projet européen n’est rien qu’une quête d’hégémonie allemande mal déguisée. Etrangement, il considère « qu’il faut vraiment qu’on garde exactement les mêmes relations entre le Royaume-Uni et l’Europe après le Brexit. La France est juste en face, ici on aime vraiment l’Europe ».

  • Irene Mynott, 66 ans : « Cette liaison, c’est une ouverture sur le monde »

Irene et Michael Mynott devant leur appartement, qui donne sur le port de Newhaven, le 6 février. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Blanc, bleu, gris, mouettes, phares et galets. Le petit appartement qu’Irene Mynott partage avec son époux, Michael, 68 ans, est décoré dans un style résolument maritime, si ce n’est balnéaire. La baie vitrée du salon donne sur la rade du port du Newhaven, et quand le bateau de 10 heures appareille, de leur balcon, Irene et Michael saluent les voyageurs en partance pour la France. « C’est tellement agréable de voir ce bateau arriver et partir… Newhaven a beaucoup souffert depuis des décennies d’un point de vue économique. Cette liaison crée un peu d’emplois mais, surtout, ça donne une ouverture sur le monde », explique Mme Mynott, qui a voté pour rester dans l’Union européenne.

Au cours de sa vie, Mme Mynott a multiplié les petits boulots dans la vente. Son époux a toujours été contrôleur de train. Il a connu la privatisation du rail sous Margaret Thatcher et la vente du port de Newhaven – dont le repreneur a laissé pourrir les infrastructures, ajoutant à la morosité d’une ville qui ne s’en est pas relevée. La principale voie commerçante est sinistrée. Nombre de pubs ont fermé, leurs fenêtres aveuglées par des planches en contreplaqué. Irene Mynott est une habituée du bateau de Dieppe. Depuis sa retraite, elle vit six mois de l’année dans un mobile-home du Marais poitevin. Après le Brexit, elle craint de ne plus pouvoir y rester pour des périodes aussi longues. « On aurait dû apprendre le français, comme ça, on aurait pu demander la nationalité au moins… », regrette-t-elle.