La pièce « Kota Da Ti Ngbanga » (« le grand tribunal ») de Boniface Olsène Watanga, dont la première représentation a eu lieu le 9 février 2019 à Bangui, la capitale centrafricaine. / Gaël Grilhot

Sur scène, pas d’Arlequin ni de Pantalone. Les comédiens se prénomment Bernadette, Passa et Clotaire. Et dans la plus pure tradition de la commedia dell’arte, ils sont là pour faire rire avec le tragique, pour mettre à distance les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, les viols de masse ou les pillages. Pour parler de la justice aussi. A Clotaire qui assène « Œil pour œil, dent pour dent », Passa répond du tac au tac : « La violence n’engendre que la violence ! »

Ce samedi 9 février, à Bangui, c’est la première d’une pièce pas comme les autres. Ce spectacle veut rappeler un message simple : « Œil pour œil […] et, comme l’a dit le grand Gandhi, le monde finira aveugle, les amis. […] Moi, je pense que la meilleure des choses, c’est de se rapprocher d’une instance judiciaire pour se plaindre et obtenir justice », clame Passa. C’est dit. La vedette de la pièce c’est la justice.

Il s’agit pour les comédiens d’expliquer avec humour et pédagogie le fonctionnement de la nouvelle Cour pénale spéciale (CPS), cette juridiction née de la volonté de la population de ne pas laisser impunies les violences et les atteintes aux droits humains qui minent la République centrafricaine depuis 2003. Ce tribunal mixte, composé de juges nationaux et internationaux, a son siège au cœur même de la capitale, Bangui. Son action sera complémentaire de celle de la lointaine Cour pénale internationale (CPI) de La Haye.

Soixante-dix représentations

La première représentation de Kota Da Ti Ngbanga (« le grand tribunal »), écrite par le dramaturge et comédien Boniface Olsène Watanga, conclut la cérémonie de signature d’un accord entre l’Union européenne, l’ONU et le gouvernement pour le financement, à hauteur de 2 millions d’euros, d’une vaste campagne de sensibilisation à l’importance de la CPS. Après cette soirée du 9 février, la troupe parcourra le pays afin d’expliquer, en sango (l’une des deux langues nationales, avec le français), comment utiliser au mieux cet instrument de paix. En tout, soixante-dix représentations sont prévues dans une cinquantaine de villes et villages.

Une ombre plane cependant déjà sur le tableau. Au premier rang lors de la représentation, il manque le ministre de la justice, Flavien Mbata, qui devait pourtant faire un discours. Officiellement, cette absence est due à une mauvaise coordination avec le ministère. Mais, quelques jours seulement après la signature de l’accord de paix négocié à Khartoum, qui reste très flou sur la lutte contre l’impunité, certains observateurs y voient un bien mauvais présage.

Le président Faustin Archange Touadéra a beau marteler que la lutte contre l’impunité est le principe de base qui guide les accords de paix, il reste difficile de prévoir des poursuites contre des membres de groupes armés, alors que certains de leurs camarades doivent intégrer le futur gouvernement. Si le président de la CPS, Michel Landry Louanga, préfère garder le silence sur un sujet aussi délicat, évoquant son « droit de réserve », la cheffe de la délégation de l’Union européenne, Samuela Isopi, se montre plus offensive. « Dans la mise en œuvre de cet accord, rien n’est facile », admet-elle, avant de réaffirmer la nécessité de lutter contre cette « culture de l’impunité, si enracinée en Centrafrique ». L’ambassadrice se veut néanmoins rassurante sur l’avenir de la Cour, rappelant que « rien n’a été retranché, à Khartoum ou à Bangui, des prérogatives et des pouvoirs de la CPS ».

« Tu vas pardonner qui ? »

Sur scène, Bernadette, Passa et Clotaire donnent des clés pour avancer. Les comédiens expliquent que les victimes doivent s’organiser en associations et déposer leurs dossiers devant les organisations de défense des droits humains. Ne pas s’exposer inutilement, aussi. « Attention les amis ! Tout ce que je viens de dire, nous devons le faire d’une manière discrète », alerte Passa, jouant la connivence avec son public, avant d’expliquer à Bernadette que « dire à tout le monde que l’on porte plainte, ça peut mettre nos vies en danger, parce que les auteurs de [ces] crimes ne sont pas encore arrêtés ».

Dans aucune des trois saynètes, les protagonistes n’omettent le fait que « les bourreaux sont toujours là ». Des mots qui font écho à ceux de Linda, une spectatrice interrogée à l’écart un peu avant la représentation et désireuse de préserver son anonymat. En 2013, elle a vu des hommes en armes pénétrer dans sa concession. « Ils ont assassiné trois de mes proches et pillé tous mes biens », raconte-t-elle. « Chez les victimes, l’inquiétude reste grande. Leur vie est menacée parce que les bourreaux sont toujours là. »

Linda a intégré une association de victimes et compte bien obtenir justice. Elle craint surtout que les procédures à venir soient de type justice transitionnelle, sans décision judiciaire. « Si quelqu’un qui t’a fait du mal revient vers toi et te demande pardon, tu peux le lui accorder. Mais sinon, tu vas pardonner qui ? Tu ne les connais même pas. » Pour elle, le message de la pièce est important.

« Bon, maintenant, il faut qu’on passe à l’action », conclut Bernadette sur scène. Un appel entendu par Clotaire et Passa, qui lui soufflent en réponse : « Chut ! Discrètement ! Allons-y ! » Le message est clair. Les mois à venir diront ce que l’auditoire en fera. A Bangui et ailleurs dans le pays.