Sur les questions sécuritaires, Mme Merkel a également dit à quel point elle était en désaccord avec Donald Trump – dont elle n’a toutefois jamais prononcé le nom / Kerstin Joensson / AP

Beaucoup d’observateurs l’ont remarqué. Ces dernières semaines, la parole d’Angela Merkel s’est comme libérée. Un ton plus tranché, un verbe plus acéré. Comme si, sentant la fin de son long règne approcher, la chancelière allemande se souciait de plus en plus de son legs, du message qu’elle laissera avant de céder la place à d’autres, au plus tard en 2021 si sa coalition n’éclate pas d’ici là.

C’est donc un de ces discours testamentaires qu’a prononcé Mme Merkel, samedi 16 février, lors de la 55e conférence de Munich sur la sécurité. Sur la scène de la salle de réception du Bayerischer Hof, ce palace de la capitale bavaroise où chefs d’État et de gouvernement, ministres et experts en relations internationales se réunissent pendant trois jours, chaque hiver, pour discuter de la marche du monde, son intention était manifestement de frapper les esprits, ce qu’elle a fait en ciblant avec une fermeté inhabituelle la politique actuelle des Etats-Unis.

En désaccord avec Trump dont le nom n’est pas prononcé

C’est sur le terrain du commerce que la chancelière allemande a été la plus sévère, n’hésitant pas à se dire « choquée » par les récentes accusations de l’administration américaine qualifiant les automobiles européennes de menaces pour la sécurité nationale. « Si ces voitures deviennent soudainement une menace pour la sécurité des Etats-Unis, alors je trouve cela effrayant », a-t-elle déclaré, ajoutant que de telles accusations sont d’autant plus infondées que les constructeurs allemands sont eux-mêmes pourvoyeurs d’emplois outre-Atlantique. A commencer par BMW, dont « la plus grande usine au monde se trouve en Caroline du Sud » et non en Bavière, a-t-elle rappelé, suscitant de vifs applaudissements dans la salle.

Sur les questions sécuritaires, Mme Merkel a également dit à quel point elle était en désaccord avec Donald Trump – dont elle n’a toutefois jamais prononcé le nom -, en particulier au sujet de sa décision de retirer les Etats-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (dit « traité FNI »), signé en 1987 par les dirigeants américain et soviétique de l’époque, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Cette décision est « une très mauvaise nouvelle », a-t-elle déclaré, estimant celle-ci d’autant plus regrettable qu’elle avait été prise sans concertation avec les Européens, qui seraient pourtant les premiers menacés en cas de « course aveugle aux armements ».

Les constructeurs allemands sont pourvoyeurs d’emplois outre-Atlantique. A commencer par BMW, dont « la plus grande usine au monde se trouve en Caroline du Sud » et non en Bavière, a rappelé Angela Merkel, suscitant de vifs applaudissements dans la salle. / ANDREAS GEBERT / REUTERS

Autre sujet : Nord Stream 2. Depuis des semaines, les Etats-Unis font monter la pression, en menaçant de sanctions les entreprises associées à la construction de ce gazoduc qui doit permettre d’acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz russe vers l’Allemagne, chaque année, en passant par la mer Baltique, et qui doit voir le jour avant fin 2019. En soutenant ce projet, l’Allemagne n’accroît-elle pas dangereusement sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, comme le martèle Washington ? « Une molécule de gaz russe reste une molécule de gaz russe, qu’elle transite par l’Ukraine ou par la mer Baltique », a répondu la chancelière. « Si nous avons importé du gaz russe en si grande quantité pendant la guerre froide, je ne vois pas ce qui, dans la situation actuelle, devrait nous faire dire que la Russie ne doit plus être notre partenaire », a-t-elle ajouté, en faisant référence à sa jeunesse passée en ex-Allemagne de l’Est.

Rappeler les valeurs communes

De la part d’une chancelière allemande réputée « atlantiste », qui plus est dans une telle enceinte, de telles paroles ne sont pas anodines. Depuis sa création, en 1963, la conférence de Munich est un des lieux privilégiés du dialogue transatlantique, l’occasion, pour les dirigeants allemands, de rappeler leur attachement aux Etats-Unis et à l’OTAN. Deux ans après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, la donne a changé. Et Mme Merkel qui, du temps de Barack Obama, était l’interlocutrice privilégiée de Washington en Europe, joue désormais un autre rôle : celle de vigie dont la priorité est désormais de rappeler, à un président américain qui a tendance à les oublier, les valeurs sur lesquelles s’est fondé le partenariat transatlantique après la seconde guerre mondiale.

Car Mme Merkel en est convaincue : plus que jamais, les relations internationales ont besoin de « structures », a-t-elle rappelé. En 2017, lors de sa précédente venue à la conférence de Munich sur la sécurité, elle s’était attardée sur l’importance de l’ONU. Cette fois, c’est sur le rôle de l’OTAN – dont l’utilité a été souvent mise en question par le président américain – qu’elle s’est attardée. « Nous avons besoin de l’OTAN en tant qu’ancre de stabilité dans une époque agitée. Nous en avons besoin en tant que communauté de valeurs », a-t-elle insisté, tout en précisant que l’augmentation des dépenses militaires de l’Allemagne était bien un « point essentiel » à ses yeux, alors que M. Trump ne cesse de rappeler aux membres de l’OTAN qu’ils doivent porter à 2 % la part de leur budget consacrée à la défense (elle est actuellement de 1,25 % en Allemagne).

Face à des Etats-Unis avec lesquels l’Allemagne est de moins en moins en phase, quelles sont les alternatives ? A cette question, Mme Merkel n’a pas directement répondu, se contentant de pointer les risques de la politique menée par la Maison Blanche. Sur la Syrie, par exemple : « Est-ce une bonne idée pour les Américains de se retirer soudainement et rapidement de Syrie ? Cela ne renforcera-t-il pas encore la capacité de l’Iran et de la Russie d’exercer leur influence ? », s’est-elle ainsi interrogée. Même chose à propos de la décision de M. Trump de retirer les Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Genève en juillet 2015. « Est-ce en déchirant l’accord existant que nous atteindrons notre objectif commun de contenir les effets potentiellement dangereux de la politique iranienne ? », s’est demandée la chancelière.

Mike Pence intraitable sur l’Iran

Mme Merkel le savait en prononçant son discours : sur beaucoup de sujets, sa parole risque de rester lettre morte et de se heurter à l’inflexibilité de ceux qu’elle veut rallier à ses vues. La suite de la conférence de Munich en a été la confirmation. Ainsi de l’Iran. « Le moment est venu que les partenaires européens se retirent de l’accord », a déclaré le vice-président américain Mike Pence, quelques minutes après elle, à la même tribune. Même déconvenue sur le désarmement. « Nous sommes contre une multilatéralisation du traité FNI », a fait savoir, un peu plus tard, le ministre chinois des affaires étrangères Jiang Jiechi. « Le désarmement est quelque chose qui nous concerne tous, et on se réjouirait si de telles négociations avaient lieu pas seulement avec les Etats-Unis, l’Europe et la Russie, mais aussi la Chine », avait pourtant tenté la chancelière, une heure plus tôt.

Privilégier le dialogue au soliloque, décider ensemble plutôt que faire cavalier seul… Au fond, Mme Merkel conçoit les relations internationales comme la politique intérieure, comme une scène où on bâtit des coalitions et où on recherche des compromis. C’est le message qu’elle est venue délivrer à Munich, expliquant que, dans un monde qui « se défait comme un puzzle », la seule question qui compte est de savoir si l’on trouve des solutions « de façon partagée ou si on agit seul ».

Alors qu’elle s’apprête à quitter prochainement le pouvoir, Mme Merkel croit-elle encore que l’héritage peut être sauvé ? Si elle nourrit des doutes, elle ne les a, en tout cas, pas montrés, citant pour conclure une phrase prononcée la veille par le sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsey Graham : « Le multilatéralisme, c’est compliqué, mais c’est toujours plus simple que d’agir seul », avait déclaré l’Américain. « J’ai été heureuse de l’entendre », s’est félicitée la chancelière, avant de quitter la tribune sous une standing-ovation digne de celle qu’on réserve aux artistes que l’on croyait éternels et dont on s’aperçoit qu’ils font peut-être leur dernière tournée.