A la prière de l’aube dans une mosquée de Kano, dans la nuit de vendredi 15 à samedi 16 février, l’imam donnait ses derniers conseils avant les élections générales qui devaient se tenir quelques heures après. « C’est nous qui avons dû lui dire que c’était reporté !, s’agace Abubakar, un vendeur de pièces détachées à Kano. On reporte une élection à quelques heures du vote, forcément, c’est la confusion totale. » Certains sont arrivés à très tôt ce matin devant les bureaux de vote, qui auraient dû ouvrir à huit heures, avant de repartir bredouille.

La veille, des rumeurs commençaient à circuler sur les réseaux sociaux, mais ce n’est qu’au petit matin que la Commission électorale nationale indépendante du Nigeria (INEC) a annoncé le report in extremis des élections présidentielle et législatives au 23 février. « Pour pouvoir garantir la tenue d’élections libres, justes et crédibles, organiser le scrutin comme il était convenu n’est plus possible », a déclaré Mahmood Yakubu, président de l’INEC sans toutefois donner de précision sur les problèmes logistiques invoqués, laissant de multiples rumeurs se propager.

Ces derniers jours, trois centres de l’INEC ont été brûlés et l’opposition a dénoncé l’absence de bulletins dans de nombreux Etats. Tandis que des affrontements entre partisans et une bousculade lors d’un meeting ont déjà endeuillé la campagne. L’organisation des élections s’est ainsi avérée chaotique dans ce pays de plus 190 millions d’habitants, où plus de 84 millions de Nigérians étaient attendus dans quelque 120 000 bureaux de vote. Rien que dans l’Etat de Kano, environ cinq millions d’habitants devaient voter.

Kano, ville morte

Kano, la bouillonnante métropole commerciale, la deuxième la plus peuplée du Nigeria, avait des allures de ville morte ce matin. Les rues vides sont parsemées de checkpoints, les commerces ont baissé le rideau, peu de voitures circulent conformément à la restriction imposée normalement le jour de l’élection. Le bureau local de l’INEC est encerclé par les forces de police et l’armée.

« Nous avions acheté de la nourriture hier pour pouvoir tenir aujourd’hui sans sortir mais maintenant on ne sait plus quoi faire, déplore Awulu Musa, un mécanicien dans le centre-ville de Kano. Les écoles ne vont pas rouvrir, les commerces sont affectés, c’est injuste ! » D’autres s’en remettent à Dieu. « C’est le destin. Peut-être que Dieu nous a sauvés d’affrontements mortels », veut croire Achir Ali Abubakar, un commerçant. « On attend tranquillement notre tour et on ira voter pour Baba (le surnom de Muhammadu Buhari) car même si le pays ne va pas bien, au moins lui, il est intègre, honnête. On ne le lâchera pas ! », rétorque son collègue Mustapha, en langue haoussa, en brandissant sa carte d’électeur.

Les habitants de cet Etat du nord du Nigeria, majoritairement musulman, avaient largement participé à l’élection de l’actuel chef de l’Etat, Muhammadu Buhari, en 2015. Mais son bilan a déçu une partie des électeurs, prêts à voter pour son principal rival, Atiku Abubakar. Le scrutin entre ces deux musulmans du nord s’annonce serré. « C’est vrai que Kano est plus en sécurité mais regardez ce qu’il s’est passé hier à Kaduna ! », s’exclame Ibrahim Gambo, un commerçant dans le grand marché de Kurmi, en référence aux violences qui ont fait 66 morts le 15 février au nord-ouest du Nigeria. « Et l’économie, ça va mal. On subit de plein fouet la dévaluation du naira [la monnaie locale]. »

Eviter une répétition du scénario de 2015

Dans le quartier chrétien de Sabon Gari à Kano, des affiches de campagne du candidat Buhari ont été déchirées. Des jeunes, en colère, soupçonnent le parti au pouvoir d’être à l’origine du report. « Buhari a peur de lâcher le pouvoir et de perdre donc il veut gagner du temps, jure Joel, 28 ans. Mais je vous préviens : si jamais on constate qu’il y a des trucages ou même l’intention de truquer l’élection on va sortir dans la rue et mettre le feu. » Au-delà du défi sécuritaire et logistique, l’achat de voix, une pratique courante au Nigeria, et les tricheries dans les urnes font craindre de nouvelles violences. En réaction aux accusations, relayées sur les réseaux sociaux notamment, le président de l’INEC a déclaré que le report n’avait « n’a rien à voir avec des problèmes de sécurité, d’interférence politique ou de manque de moyens », lors d’une réunion retransmise en direct sur une télévision locale.

Dans la journée, les deux principaux candidats ont officiellement condamné la décision de l’INEC. « Mais on sait qu’il y a eu des pressions exercées par les deux camps pour retarder le scrutin », confie un agent de l’INEC, à Abuja. De nombreuses questions restent en suspens. Jusqu’à la veille du scrutin, le parti de l’opposition n’a cessé de dénoncer des irrégularités. De son côté, l’APC de Buhari a contesté l’absence de ses candidats aux législatives sur les bulletins suite à des litiges durant les primaires du parti dans au moins deux Etats.

Lors des dernières élections de 2015, le scrutin avait été repoussé de six semaines et avait tenu le pays en haleine tout au long. A Kano, les électeurs ne souhaitent qu’une chose : éviter que le scénario se reproduise. Le report du scrutin pourrait par ailleurs lourdement affecter le taux de participation. Déjà, des milliers de personnes qui avaient fait le déplacement depuis Lagos ou Abuja pour voter dans leur localité d’origine ont affirmé qu’elles ne reviendront pas samedi prochain.

Présidentielle au Nigeria : « Des politiciens achètent des votes avec des sacs de riz »
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