A Munich, Angela Merkel s’est adonné à une critique en règle de la politique étrangère américaine, que Mike Pence a ensuite contestée. / SVEN HOPPE / AFP

Si certains avaient encore des illusions sur l’état de la relation transatlantique à l’ère Trump, la 55e conférence de Munich sur la sécurité, réunie du vendredi 15 au dimanche 17 février, devrait leur avoir ouvert les yeux pour de bon : tant les interventions publiques des dirigeants que les rencontres à huis clos entre délégations ont révélé au grand jour la dégradation spectaculaire des rapports entre l’Europe et les Etats-Unis sur plusieurs dossiers cruciaux, dans une atmosphère de plus en plus acrimonieuse et sur fond de dislocation de l’ordre international.

La fracture est allée en s’aggravant depuis que, en mai 2018, le président Trump a annoncé le retrait de Washington de l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien (JCPOA), malgré les efforts déployés par le président français Emmanuel Macron, la chancelière allemande Angela Merkel et la première ministre britannique Theresa May pour l’en dissuader. Sans surprise, c’est à nouveau sur l’Iran que s’est cristallisée l’opposition entre les Européens et l’administration Trump ces derniers jours.

Discours moralisateur

A Varsovie, où les Etats-Unis avaient convoqué une réunion internationale, les 13 et 14 février, pour tenter de monter un front contre Téhéran, le vice-président américain Mike Pence a appelé les Européens à se retirer eux aussi du JCPOA, alors même que plusieurs pays de l’Union européenne (UE), dont la France et l’Allemagne, avaient ostensiblement refusé d’envoyer leur ministre des affaires étrangères à cette réunion.

M. Pence a ensuite fait le voyage à Munich, où devant un parterre de hauts-responsables européens, il a réitéré cette exigence, accompagnée de la demande à l’adresse des trois grands pays membres de l’UE (Allemagne, France, Royaume-Uni), de « cesser d’affaiblir les sanctions américaines contre l’Iran » – allusion au mécanisme Instex récemment mis en place pour tenter de contourner l’extra-territorialité de ces sanctions en matière de commerce.

Le discours moralisateur débité par M. Pence à Munich, samedi 16 février, mêlant admonestations et reproches, sans même s’encombrer des habituelles fioritures transatlantiques sur la solidité des engagements des Etats-Unis à l’égard de leurs alliés ou au sein de l’OTAN, a reçu un accueil glacial.

Le vice-président a longuement évoqué la crise vénézuélienne, se félicitant cette fois-ci que « quelque 30 pays alliés en Europe » aient « suivi » les Etats-Unis pour reconnaître l’opposant Juan Guaido comme « seul président légitime » et priant l’UE d’en faire autant. Il a également mis en garde les Européens contre la société chinoise Huawei et les achats de gaz russe. « Sous Donald Trump, a-t-il conclu, les Etats-Unis sont de nouveau le leader du monde libre. »

Une partie du « monde libre », cependant, s’accommode visiblement assez mal des méthodes de ce leadership. Le ton n’est pas tout à fait nouveau pour les Européens, déjà secoués, en décembre 2018, par un discours très dur du secrétaire d’Etat Mike Pompeo à Bruxelles.

Mais au-delà du ton, les contentieux s’accumulent. Sur la Syrie, par exemple, les partenaires européens engagés militairement aux côtés des Etats-Unis sont furieux de la manière dont est organisé – ou plutôt n’est pas organisé – le retrait de leurs troupes brusquement annoncé par M. Trump en décembre. Les alliés, selon un haut-responsable français, se trouvent « mis devant le fait accompli » par des dirigeants américains qui leur disent « on part, vous restez » et cherchent à leur faire porter la responsabilité d’une décision prise à la hâte. « J’ai abordé sans fard les questions que cela soulevait », a tweeté, vendredi, la ministre française de la défense, Florence Parly, à l’issue d’une réunion visiblement sans résultat de la coalition contre l’organisation Etat islamique (EI) avec les Américains.

Une critique en règle

Face à cet assaut, et en l’absence d’Emmanuel Macron qui, en raison de la situation tendue en France, avait renoncé à venir à Munich, c’est Angela Merkel qui s’est chargée de la riposte, dans un discours d’une fermeté sans précédent à l’égard des Etats-Unis. Que ce rôle soit revenu à la chancelière allemande, autrement dit à la dirigeante du pays qui, pendant plus d’un demi-siècle, fut le plus fidèle allié de Washington sur le continent européen, en dit long sur l’état délétère de la relation transatlantique.

Samedi matin, c’est à une critique en règle des positions de M. Trump que s’est livrée Mme Merkel. Sur le commerce, par exemple, où elle n’a pas hésité à se dire « choquée » par les récentes accusations de l’administration américaine qualifiant les importations d’automobiles européennes de menaces pour la sécurité nationale. « Si ces voitures deviennent soudainement une menace pour la sécurité des Etats-Unis, alors je trouve cela effrayant », s’est-elle indignée.

Sur les dossiers sécuritaires, Mme Merkel ne s’est pas davantage privée de faire la leçon au président américain, même si elle s’est gardée de prononcer une seule fois son nom. Si elle n’a pas manqué d’évoquer ses désaccords sur l’Iran et la Syrie, c’est surtout sur le retrait des Etats-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (dit « traité FNI »), signé en 1987 par Washington et Moscou, qu’elle s’est attardée. A ses yeux, cette décision est « une très mauvaise nouvelle » car ce traité concerne au premier chef la « sécurité » des Européens, a-t-elle rappelé, avant d’inviter la Chine à se joindre aux Américains et aux Russes pour participer à des négociations sur le réarmement.

La proposition de Mme Merkel a cependant aussitôt été rejetée par le responsable des affaires internationales du parti communiste chinois, Yang Jiechi, également présent à Munich : « La Chine, a-t-il dit, développe ses capacités strictement en fonction de ce dont elle a besoin pour se défendre et ne pose aucune menace à qui que ce soit. Nous sommes donc opposés à la multilatéralisation du traité FNI. »

« Se défait comme un puzzle »

De son côté, Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, a voulu mettre à profit les « tensions » qu’il a constatées entre Américains et Européens pour appeler ces derniers à se rapprocher de la Russie et de la « communauté eurasiatique ». Malgré ses assurances sur la disponibilité de Moscou à discuter du renouvellement du traité New Start sur la limitation des armes nucléaires stratégiques, qui arrive à échéance en 2021, les experts se font peu d’illusions sur les chances de voir celui-ci aboutir.

Alors qu’elle s’apprête à quitter prochainement le pouvoir, au plus tard en 2021, Mme Merkel croit-elle encore possible, « dans ce monde qui se défait comme un puzzle », de « trouver des solutions partagées » ? Si elle nourrit des doutes, elle ne les a, en tout cas, pas montrés, citant pour conclure une phrase prononcée, vendredi, par le sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsey Graham : « Le multilatéralisme, c’est compliqué, mais c’est toujours plus simple que d’agir seul », avait-il déclaré. « J’ai été heureuse de l’entendre », s’est-elle félicitée avant de quitter la tribune sous une standing-ovation digne de celles qu’on réserve aux artistes que l’on croyait éternels et dont on s’aperçoit qu’ils font peut-être leur dernière tournée.