Une évidence et une difficulté. Les deux à la fois. Pour les fils de Simone Veil, dont les portraits peints par l’artiste C215 sur deux boîtes aux lettres du 13e arrondissement de Paris ont été retrouvés couverts de croix gammées, lundi 11 février, comme pour Alain Finkielkraut, insulté en marge d’une manifestation de « gilets jaunes » samedi 16 février, il n’a jamais été question de porter plainte. La décision peut paraître surprenante. Elle reflète cependant une réticence partagée par de nombreux Français de confession juive victimes d’actes antisémites.

« Sans avoir besoin de nous concerter, nous savions que nous ne le ferions pas », dit Jean Veil. « Maman aurait eu le même réflexe », assure son frère, Pierre-François Veil. « Ce n’est pas mon sujet, déclare pour sa part Alain Finkielkraut. Moi, ce que je veux, c’est comprendre de quoi ce qui m’est arrivé est le symptôme. » Ne pas déposer plainte est, à leurs yeux, une évidence. La difficulté est ailleurs, lorsqu’il faut argumenter ce refus « intuitif ».

« Ne pas se victimiser »

La voix est hésitante, elle s’arrête, marque un long silence, un très long silence, puis reprend, lentement. « Les peines sont mal foutues et pas adaptées », finit par formuler d’une traite Jean Veil. « Il faut réfléchir au sens social de la sanction, si elle n’apporte aucune pédagogie, alors elle ne sert à rien », ajoute-t-il, non sans un certain fatalisme. « Je ne veux pas accentuer l’aspect victimaire, explique Alain Finkielkraut. Je pense aussi que, si je portais plainte, je recevrais un tombereau d’insultes de la part des gilets jaunes. » Pierre-François Veil évoque la crainte « d’apparaître trop… », sans plus de précisions, et ajoute : « Pas besoin de faire de ramdam. » En septembre 2018, deux mois après la panthéonisation de leur mère, certains portraits, accrochés sur les flancs du monument parisien, avaient été retrouvés lacérés. Lui et ses frères n’ont rien dit, rien déclaré à la police ni à la presse.

Aujourd’hui, c’est la Mairie de Paris qui a annoncé son intention de saisir la justice concernant les portraits tagués de Simone Veil. Et c’est le parquet de Paris qui a ouvert une enquête pour « injure publique en raison de l’origine ou de la religion », après les insultes antisémites proférées à l’encontre d’Alain Finkielkraut. Les investigations ont été confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne, qui a déjà identifié un suspect.

« Ne pas en faire trop », « ne pas avoir l’air de profiter d’un événement pour se mettre en avant », « ne pas se victimiser »… Ces explications, Sacha Ghozlan, le président des étudiants juifs de France (UEJF), les connaît par cœur. « Beaucoup de victimes ont la conviction que porter plainte leur coûtera plus que cela n’aidera à résoudre la situation, dit-il. Elles pensent que cela ne sert à rien. » Selon une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) publiée en décembre 2018, près de 80 % des répondants (sur 16 000 personnes de confession juive interrogées) ne signalent pas les incidents graves à la police ni à un autre organisme, persuadés pour la plupart que cela « ne changerait rien ».

La chancellerie ne recense que les infractions à caractère raciste dans leur ensemble, soit 6 122 affaires en 2017 (les chiffres 2018 ne sont pas encore disponibles, et le nombre de plaintes est inconnu), dont seulement « 565 infractions racistes ou commises avec la circonstance aggravante de racisme sanctionnées par des condamnations ». « La circonstance aggravante est très difficile à prouver », commente-t-on au ministère de la justice.

Les actes antisémites (plaintes et mains courantes) ont pourtant bondi de 74 % en France, en 2018, selon le ministère de l’intérieur. « Mais on peut légitimement penser que ce chiffre est bien en deçà de la réalité », souligne Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), qui cite une autre raison au refus de porter plainte : « La peur des représailles et des tensions que cela pourrait créer. » Car, dans de nombreux cas, « il s’agit d’un antisémitisme de voisinage ou de proximité », explique-t-il. « Dans une faculté de médecine par exemple, un élève qui dénonce ses camarades peut vite se retrouver mis au ban, raconte Sacha Ghozlan. Alors, pour ne pas risquer de se mettre à dos ses futurs collègues, il ne dit rien. »