Editorial du « Monde ». Depuis plus d’un siècle, l’augmentation quasi ininterrompue de l’espérance de vie a constitué dans les sociétés occidentales un indicateur essentiel de l’amélioration de l’existence. Malgré les guerres, les crises économiques, les épidémies, les doutes sur l’évolution de l’humanité, la perspective de vivre de plus en plus longtemps donnait le sentiment d’un continuum rassurant. Demain serait forcément meilleur puisque la mort était progressivement repoussée.

Cette perspective a permis à certains progressistes invétérés de relativiser tous les fléaux, de la pollution chimique au réchauffement climatique, en passant par le creusement des inégalités. Quelle que soit la nature des menaces, chaque trimestre gagné était vécu comme une petite victoire de l’homme sur son destin.

Pourtant, après avoir augmenté de trente ans depuis le début du XXe siècle, l’espérance de vie plafonne en France depuis quatre ans. Selon l’Insee, celle des hommes s’établit à 79,4 ans, contre 85,3 ans pour les femmes. Même l’indicateur d’« espérance de vie en bonne santé » fait du surplace depuis dix ans.

Pas propre à la France

On peut se rassurer en constatant que le phénomène, bien qu’inédit, n’est pas propre à la France. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Australie, en Grande-Bretagne, partout au sein du monde développé l’inflexion est sensible. Aux Etats-Unis, on observe même depuis trois ans un recul inquiétant de l’espérance de vie, notamment du fait d’une explosion des overdoses médicamenteuses, des suicides et des maladies chroniques provoquées par l’obésité.

Le constat interroge d’autant plus en France que ces fléaux ont frappé dans des proportions moindres. L’une des hypothèses consiste à mettre en cause la convergence des modes de vie entre les hommes et les femmes. Ces dernières travaillent de plus en plus, dans des métiers de plus en plus stressants, tout en conservant une charge ménagère plus importante que les hommes, fument désormais presque autant, et voient finalement leur traditionnel avantage diminuer.

Autre piste à ne pas négliger : le creusement des inégalités qui taraude les sociétés occidentales. Même si celui-ci reste moins marqué en France, l’Insee constate qu’un individu qui appartient à la catégorie des 5 % les plus pauvres a une espérance de vie inférieure de treize ans à un autre faisant partie des 5 % les plus riches. On imagine sans mal que le déclin des classes moyennes observé un peu partout ne peut que tirer l’ensemble vers le bas en termes d’espérance de vie.

L’indicateur ne doit pas être interprété comme une anticipation du monde de demain, mais bien comme une photographie de la société d’aujourd’hui. Et celle-ci n’est pas très rassurante. Après la panne de l’ascenseur social, vivrait-on une « panne » de l’espérance de vie ? S’agit-il d’un simple passage à vide ou d’une crise plus profonde, maladie de civilisation faite de creusement des inégalités sociales, de crise environnementale, de ralentissement de la diffusion du progrès médical au plus grand nombre ? Est-ce carrément le signe que l’on s’approche des limites de la longévité humaine et que, sauf à se jeter dans les bras des apprentis sorciers post-humanistes, il faudra en prendre son parti ?

Il est encore trop tôt pour le dire. Mais le temps où la croissance inexorable de l’espérance de vie permettait de tout justifier, ou du moins de nous rassurer collectivement, est derrière nous. Cela doit nous inviter à réfléchir différemment sur l’évolution du monde fini dans lequel nous vivons.