[Cette tribune est publiée dans le cadre de la matinée de débats coorganisée par le Cercle des Economistes et Le Monde à Paris, le vendredi 15 mars, sous le titre « 2019 : la fin d’un monde ? », à laquelle participe Etienne Klein, une manifestation organisée avec le soutien d’Enedis, du Groupe ADP, de PwC et de la Fondation SCOR pour la science]

« L’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même. » Henri Bergson

Tribune. Georges Clemenceau fit un jour remarquer qu’un discours de Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages Web, ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse.

Déconnecté de ce présent devenu omniprésent, le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle, en déshérence libidinale. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager.

On peut trouver au moins deux causes profondes à cette situation.

La première est que nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire, ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les prémodernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour ». Le scoop du jour…

De la perte des repères

Ce qui conduit tout droit à la seconde cause : nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge, ensevelis sous les informations, fatigués par leur rythme effréné. Paul Valéry, en son temps, déjà, parlait d’une « intoxication par la hâte ». En conséquence, nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est. Enfermés dans l’absorption du hic et nunc, nous avons perdu les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger.

Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Or, comment savoir ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ?

Nous sommes désormais conscients que nous grignotons de plus en plus avidement le fruit terrestre – de taille finie - qui nous porte, mais nous ne savons pas comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.

L’humanité vit à crédit

Et il y a de bonnes raisons à cela. Depuis quelques décennies, nous savons que l’humanité consomme davantage de ressources renouvelables qu’il ne s’en régénère. Elle vit donc à crédit. Dès lors, sauf à jouer avec les mots, comment son développement pourrait-il devenir « durable » ? Diminution des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants et toutes les projections sont inquiétantes.

Et c’est sans compter le changement climatique d’origine anthropique. Dans une chronique intitulée « Inferno », François Cassingena-Trévedy écrit : « Les humeurs secrétées par l’ère industrielle ont atteint désormais une masse et une efficacité suffisante pour que l’homme se découvre, ahuri, comme ce cinquième élément du monde, capable de déconcerter le jeu – l’harmonie – des quatre autres, que la cosmologie traditionnelle croyait imperturbables ; le conquérant, grisé par l’encens des thuriféraires qui lui prêtaient des attributs de monarque définitif, commence de concevoir que son épopée désinvolte puisse se réduire à un simple épisode dont des sédiments sans âge et sans âme conserveront à peine les fossiles ».

La recherche des véritables déterminismes

Quand il se dit, l’avenir se dit désormais fort sombrement, comme si le présent était en (dé) route pour l’abîme. Or, vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut, ce qui suppose de l’investir avec des idées, des projets, des représentations, des désirs. Alors, le mieux est de donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention.

Bref, plutôt que de faire joujou avec le spectre de la fin du monde ou de se disloquer en une sorte d’immobilité trépidante, ne serait-il pas plus vivifiant de redynamiser le temps en force historique ? De se donner « l’occasion de creuser un nouveau trou dans le mur, pour respirer » ? Au lieu d’attendre Godot, faisons dès 2019 le pari que l’an 2050 finira bien par atterrir dans le présent et tentons de construire, entre lui et nous, une filiation intellectuelle et affective.

Ce qui suppose que nous posions collectivement les bonnes questions : où sont les véritables déterminismes ? Quelles seront les conséquences de nos erreurs, caprices et aveuglements ? Y a-t-il des marges de manœuvre, et pour qui ?

Etienne Klein est physicien, directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), auteur de « Discours sur l’origine de l’Univers » (Champs-Flammarion, 2012), « Le Pays qu’habitait Albert Einstein » (Actes Sud, 2016) et « Matière à contredire, essai de philo-physique » (Editions de l’Observatoire, 2018).

« 2019 : la fin d’un monde ? » : une matinée de débats coorganisée par le Cercle des économistes et « Le Monde », le 15 mars à Paris

Le Cercle des économistes et Le Monde coorganisent une matinée de débats à Paris, le vendredi 15 mars, sous le titre « 2019 : la fin d’un monde ? », une manifestation organisée avec le soutien d’Enedis, du Groupe ADP, de PwC et de la Fondation SCOR pour la science.

De Budapest à Newcastle, de Washington aux « gilets jaunes », de partout montent les inquiétudes, la colère et la peur de l’autre. Ce climat de défiance dans lequel nous entrons traduit la crise de l’ancien monde, d’une certaine idée du capitalisme, des relations internationales et de la démocratie, sans oublier la crise écologique.

Comment sauver ce qui constitue le socle de nos valeurs depuis l’après-guerre : le multilatéralisme, la démocratie, une économie prospère au service du bien commun et durable ? Comment retrouver le ciment national qui fait défaut un peu partout ? Quel rôle peut encore jouer l’Europe ? Ce sera l’enjeu de l’année 2019. Ce rendez-vous que nous vous proposons se veut à la fois un cri d’alarme et un message d’espoir.

Programme des conférences et inscription gratuite sur le lien suivant : https://www.weezevent.com/2019-la-fin-d-un-monde