L’état du lac Erié, menacé par les algues bleu vert est au cœur des préoccupations des habitants de l’agglomération de Toledo, dans l’Ohio (600 000 habitants), dans le nord-ouest des Etats-Unis. Ils sont appelés à se prononcer, le 26 février, lors d’un référendum local sur une déclaration des droits du lac Erié. Si le lac obtient des droits légaux, les habitants de Toledo pourraient engager des poursuites contre les pollueurs, au nom du lac.

Pour Valérie Cabanes, juriste en droit ­international, spécialisée dans les droits de l’homme et le droit humanitaire le principe d’interdépendance qui régit le vivant – dont l’humanité fait partie – n’est tout simplement pas reconnu par le droit.

Quelles sont les raisons pour donner un statut à un lac (ou une forêt, une rivière) ?

Jusqu’aux années 1970, notre échelle des normes faisait primer les droits humains à travers de grands textes internationaux et la déclaration des droits de l’homme. A partir des années 1970, les multinationales ont renversé cette échelle en considérant que le droit commercial devait primer sur les droits humains, puis sur le droit de l’environnement.

La plupart des dispositions législatives prises par consensus entre la sphère politique et le milieu économique perçoivent la nature comme extérieure à nous, un « environnement » qui doit au mieux rester sain mais surtout exploitable.

Le principe d’interdépendance qui régit le vivant, et dont l’humanité fait partie, n’est tout simplement pas reconnu. Le principe de précaution est souvent non respecté, car mis en balance avec celui d’innovation et de croissance économique au détriment d’une réalité effrayante : le devenir des sociétés humaines est aujourd’hui menacé par la dégradation des conditions de la vie sur Terre.

Ainsi le droit de l’environnement n’est souvent utilisé que pour revendiquer un droit de réparation ou de compensation mais pas pour protéger la valeur intrinsèque des écosystèmes. Au mieux, il reconnaît, comme en France, le préjudice écologique pur, mais il n’intervient qu’après le désastre.

Ces villes aux Etats-Unis ou au Brésil (ville de Bonito), ces Etats comme celui de Mexico, ces pays comme l’Equateur, la Bolivie, la Nouvelle-Zélande, ces cours de justice en Colombie, en Inde, au Bangladesh ont décidé de changer de logiciel et reconnaissent des écosystèmes sujets de droit afin de mieux les protéger. Ils leur reconnaissent en premier lieu le droit à l’existence de façon intangible comme l’est le droit humain à la vie et une personnalité juridique leur permettant de défendre leurs intérêts propres en justice par voie de représentation.

Cela permet d’agir de façon préventive pour que soient stoppés des projets industriels qui menacent leur intégrité, sans avoir à attendre de prouver les dommages subis par des communautés humaines. Cela permet donc, par ricochet, aussi de protéger les droits des générations à venir.

Quelles sont les limites de ce type de procédure ?

Il n’y en a pas, si l’on comprend que les droits humains fondamentaux, comme le droit à l’eau, à l’alimentation, à la santé ne peuvent être garantis si ceux de la nature à exister ne le sont pas, si l’on accepte cette réalité biologique que l’avenir de l’homme est lié à celui du reste du vivant.

En revanche, il ne faut pas confondre certaines catégories de droits. Il s’agit de reconnaître aux systèmes et espèces vivants des droits intangibles et inaliénables comme l’est le droit à la vie, le droit à la dignité, le droit à la personnalité juridique. Mais il ne s’agit pas de transformer des éléments de la nature en citoyens soumis à un régime discrétionnaire de droits et de devoirs, il ne s’agit pas non plus d’octroyer les mêmes droits humains à chaque animal, chaque arbre, etc. On parle ici d’écosystèmes, d’espèces.

C’est une erreur commise par la Haute Cour de l’Uttarakhand, en Inde, quand elle a reconnu le Gange comme une personne possédant des droits humains, mais aussi des devoirs. Elle a ensuite nommé un panel de personnalités pour agir en tant que « parents » du Gange, elle les a effrayés et c’est ainsi que le secrétaire en chef de l’Uttarakhand a saisi la Cour suprême indienne au motif qu’il craignait d’être désigné comme responsable en cas de noyade dans le Gange, se voyant garant des droits mais aussi de supposés devoirs du fleuve de ne porter préjudice à quiconque.

Cela peut faire sourire, mais cela démontre surtout qu’il faut être vigilant, définir et placer ces droits indérogeables au sommet de l’échelle des normes et donc, si possible, dans la Constitution, comme l’a fait l’Equateur en 2008.

La nature y a le droit au respect intégral de son existence et au maintien de ses cycles vitaux et de tous les éléments qui forment un écosystème. Le principe de précaution est constitutionnalisé de façon à prévenir toute extinction d’espèces, toute destruction d’écosystèmes ou à en altérer de façon permanente ses cycles naturels.

La nature peut être représentée et défendue en justice par tout individu, communauté, peuple ou nation dans le pays. Et il n’est pas attendu de la nature qu’elle ait des obligations. Ce qui est attendu à travers de telles dispositions, c’est que chaque élément de la nature puisse être en pleine capacité de jouer son rôle dans la communauté de vie, c’est aux communautés humaines de s’en assurer, pas l’inverse.

Que pèsent les droits de la nature face aux intérêts économiques ?

La question reste plus ou moins en suspens selon les cas. Par exemple, la cour d’appel fédérale de Pennsylvanie doit se prononcer sur un cas qui oppose le bassin versant de Little Mahoning – dont les droits à exister et à s’épanouir ont été reconnus par le canton de Grant –, à l’entreprise Pennsylvania General Energy qui affirme que le gouvernement local ne peut entraver son droit constitutionnel de faire des affaires dans le canton, en l’occurrence des forages par fracturation hydraulique.

Il est vrai que les multinationales semblent jouir d’une totale impunité à travers le monde. Elles sont parfois plus puissantes que les Etats et tentent de négocier les réglementations en fonction de leurs intérêts propres. C’est pourquoi un traité contraignant est en cours de négociation, depuis quatre ans, à l’ONU visant les multinationales pour qu’elles respectent les droits humains et droits de l’environnement.

Quand la nature dans son ensemble est reconnue sujet de droit, cela permet de réguler certaines activités industrielles. En Equateur, vingt-cinq procès ont été menés sur la base des droits de la nature et vingt et un ont été gagnés. Par exemple, le rôle écologique inestimable d’une mangrove haute de soixante mètres dans la réserve Cayapas-Mataje (province d’Esmeraldas) a été reconnu, et un projet d’exploitation d’élevage intensif de crevettes a pu être bloqué.

Un autre procès emblématique est celui ayant opposé une espèce de requins des îles Galapagos à un armateur chinois dont les bateaux contenaient 300 tonnes de poissons dont 6 223 requins, prisés pour leurs ailerons. Ce jugement a reconnu un caractère criminel à cette activité illégale de pêche. Le capitaine et son équipage se sont vu infliger des peines de prison.