Tout le monde gagne, ou tout le monde perd. Depuis plusieurs années, les jeux de société « coopératifs », dans lesquels tous les participants partagent le même but, se sont multipliés. Le public en redemande, et les éditeurs l’ont bien compris : une part importante des jeux sortis en 2018 proposent aux joueurs de s’entraider plutôt que de s’affronter.

La tendance est notable lors du Festival international des jeux de Cannes édition 2019, qui se déroule jusqu’au 24 février. Parmi les douze jeux sélectionnés pour la phase finale de l’As d’or, le prix du meilleur jeu de société remis chaque année dans trois catégories, plus de la moitié des nommés sont coopératifs. Le grand gagnant, The Mind, en est la plus parfaite incarnation : les joueurs doivent ne « faire qu’un » pour parvenir à jouer leurs cartes dans le bon ordre, sans communiquer entre eux. L’utilisation des bonus ne peut se faire que par un vote à l’unanimité.

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« Nous n’avons pas édité The Mind parce que c’est un jeu coopératif, mais parce que c’est un bon jeu ! », s’amuse Patrick Ruttner, le gérant d’Oya, l’éditeur. Réputés plus « faciles d’accès », et moins générateurs de tensions en famille ou entre amis que les jeux dans lesquels on s’oppose, les jeux coopératifs ne sont pas franchement une nouveauté. Pandémie, sorti en 2008, est l’archétype des jeux coopératifs « classiques » : les joueurs y incarnent des médecins qui tentent d’enrayer des épidémies qui apparaissent partout dans le monde, et doivent gérer ensemble leurs ressources et coordonner leurs déplacements, sans quoi les maladies finiront inéluctablement par l’emporter.

Eliminer les « leaders »

Mais les jeux de ce type souffrent parfois d’un défaut gênant, appelé « l’effet leader ». Il intervient lorsqu’un joueur estime, à tort ou à raison, être le meilleur de la table, et se substitue aux autres en leur indiquant quoi faire à leur tour. La plupart des jeux récents ont intégré ce problème et tentent des approches variées pour le limiter ou l’éliminer. Une approche simple consiste à faire en sorte que tous les joueurs n’aient pas accès à toutes les informations, ce qui empêche l’apparition d’un joueur ou d’une joueuse « je-sais-tout ».

D’autres misent au contraire sur la profusion de choix et d’informations, comme Spirit Island, nommé cette année dans la catégorie « experts » de l’As d’or. Dans ce jeu riche et complexe, où chaque joueur incarne un esprit luttant contre des colons envahisseurs, « chaque esprit est très différent et difficile à jouer, ce qui limite les risques d’avoir un leader », estimait Christophe Begey, de l’éditeur Intrafin, lors de la cérémonie de remise des prix.

D’autres jeux, comme The Mind, limitent les informations disponibles, mais aussi la manière dont les joueurs peuvent communiquer. Ce sont alors souvent les joueurs les plus tentés de jouer les leaders qui ont le plus à perdre : « Parfois, on fait une action qui nous semble particulièrement maligne, et les autres joueurs ne le voient pas ; ça peut être agaçant », s’amuse M. Ruttner. Mais c’est aussi ce qui peut décomplexer des joueurs hésitants ; lorsque les informations et la communication sont limitées, « on peut jouer comme un pied et personne ne le saura ! »

Dilemme du prisonnier

Au-delà de l’enjeu clairement identifié des « problèmes de leader », la multiplication des sorties a poussé les créateurs de jeux à tester des dizaines de formules différentes de jeux coopératifs, sans compter les jeux d’enquête qui ont suivi le succès phénoménal d’Unlock !, As d’or 2017, lui-même inspiré des escape games. Certains jeux récents tordent même le concept de coopération en renversant les règles en cours de partie : c’est notamment le cas de Cerbère, dans lequel les joueurs incarnent des défunts qui tentent de s’échapper des enfers, alors que Cerbère est à leurs trousses. Les joueurs doivent coopérer pour progresser vers les barques qui leur permettront de s’échapper ; mais si un ou des joueurs sont rattrapés par le gardien des enfers, ils rejoignent alors son camp, et peuvent contrôler la bête… Et gagner en empêchant leurs anciens alliés de réussir.

Une partie de « Cerbère » au Festival international des jeux de Cannes. / Damien Leloup / Le Monde

« C’est un jeu coopératif, mais tout dépend des joueurs : ce sont eux qui vont choisir s’ils veulent se montrer très coopératifs ou pas du tout », explique Benoît Bannier, le fondateur de l’éditeur La Boîte de jeux. « Le jeu est basé sur le dilemme du prisonnier [élément classique de théorie des jeux, qui montre que dans certaines circonstances, des personnes qui auraient intérêt à coopérer choisissent de se trahir]. Les joueurs ont tout intérêt à coopérer, mais parfois, parce qu’on a peur, ou pour d’autres raisons, on préfère trahir ! » La manière dont on coopère dépend aussi de ce que l’on cherche dans une partie : certains joueurs de Cerbère considèrent que la victoire du gardien des enfers n’est pas une « vraie » victoire, et préfèrent tout miser sur le fait de parvenir à s’échapper.

Des éléments de jeu coopératif viennent aussi se glisser dans des types de jeu bien établis. Erune, un prototype du jeune studio Arkada, se présente comme un jeu d’exploration de donjons assez classique : une troupe d’aventuriers cherche les trésors et affronte les monstres, sous la houlette d’un autre joueur, le maître du jeu, qui joue traditionnellement le rôle du « méchant ». Mais le jeu dispose aussi d’un autre « méchant », sous la forme d’une application pour smartphones fonctionnant avec une intelligence artificielle, qui intervient régulièrement pour annoncer l’arrivée de nouveaux monstres ou d’autres dangers. Le changement peu sembler minime, mais il « permet au maître de jeu de participer aux décisions des joueurs, il ne joue pas uniquement “contre” eux », détaille Quentin Deleau, d’Arkada. De quoi décevoir, peut-être, les plus sadiques des maîtres de jeux… qui garderont cependant toujours la possibilité de trahir leurs joueurs.

[Note de la rédaction : l’auteur de l’article faisait partie du jury de l’édition 2019 de l’As d’or.]