AGATHE DAHYOT / LE MONDE

Pendant près de dix ans, les victimes ont cru, résignées, que « ça ne sortirait jamais ». Le 8 février, après « des années d’impunité », leurs harceleurs ont finalement été démasqués après la publication d’un article de Libération révélant les méthodes de harcèlement en ligne, orchestrées par les membres de la Ligue du LOL, un groupe Facebook privé, particulièrement actif entre 2009 et 2012.

Depuis ces révélations, une déferlante spontanée de témoignages de victimes est venue grossir les accusations portées contre cette trentaine de journalistes, de communicants ou de développeurs, tous familiers des nouvelles technologies.

Devant le nombre de messages de soutiens reçus à la suite de ces révélations, Nora Bouazzouni, journaliste et traductrice, elle-même victime de la Ligue du LOL, a réalisé combien « la situation avait changé ». « Les victimes ont osé prendre la parole et ont été écoutées », résume la jeune femme, seule à témoigner sous sa vraie identité dans l’article de Libération, qui a aussitôt entraîné une vague de sanctions dans les entreprises employant les membres du groupe.

Pourquoi aura-t-il fallu attendre autant pour que surgisse cette affaire ? Thomas Messias, ancienne victime, évoque « un alignement des planètes » : une série de messages sur Twitter, un article de presse imparfait, une libération de la parole en partie rendue possible par le mouvement #metoo, consécutif aux révélations sur le producteur américain de cinéma Harvey Weinstein, qui a déclenché une révolution sur la question des violences sexuelles. Et plus simplement « le temps qui fait son œuvre ».

Message cryptique

Le 5 février, cet enseignant et contributeur à Slate s’agace derrière son écran. Il vient de lire une interview élogieuse de Vincent Glad, créateur du groupe Facebook, qui s’est récemment illustré pour son traitement du mouvement des « gilets jaunes ».

Voila dix ans que Thomas Messias « supporte la présence médiatique de ces hommes » qui l’ont harcelé « et qui se sont depuis racheté une virginité ». « C’était devenu insoutenable et indécent pour les victimes de les voir devenir des modèles », appuie Matthias Jambon-Puillet, publicitaire, harcelé par des membres de la Ligue du LOL.

Alors, de façon sporadique, « deux, trois fois par an », Thomas Messias et d’autres victimes se fendaient d’un tweet, généralement cryptique – il s’agit d’être prudent face à tout nouveau risque de harcèlement –, « pour montrer qu’on n’oublierait jamais ».

Surtout, « pour montrer aux autres victimes qu’on pensait à elles ». « Il est beau le journaliste modèle qui joue les exemples après s’être bien amusé au sein de meutes de harceleurs de féministes. Il est beau », écrit Thomas Messias, dont la compagne a également été l’une des victimes de la Ligue du LOL.

L’affaire aurait pu en rester là si un membre du groupe, Alexandre Hervaud, journaliste à Libération, n’avait pas répondu au message, évoquant « l’aigreur paradoxale de certains militants zélés », qui « ne digèrent pas qu’une personne en particulier puisse vraiment changer ».

Cette fois, c’est au tour d’une autre victime de prendre le relais, Aïcha Kottmann. Sous pseudonyme, la journaliste critique de séries réplique : « Changer c’est bien. S’excuser auprès des personnes que vous avez harcelées, ce serait mieux. » Dans un second message, elle s’adresse à « tous les membres de la Ligue du LOL de l’époque, qui s’en prenaient aux féministes, aux neuroatypiques, etc. »

« Excuses affligeantes »

Un échange qui incite un journaliste, resté anonyme jusqu’ici, à questionner le service Checknews de Libération, spécialisé dans la vérification d’informations.

Robin Andraca se charge alors de l’article, contactant plusieurs victimes du groupe, ainsi que des membres qui le composent, parmi lesquels Alexandre Hervaud, rédacteur en chef adjoint du site de Libération, et Vincent Glad, collaborateur du journal. Validé par le chef du service de « fact checking » du quotidien, l’article est publié le vendredi 8 février, en fin de journée, sans que la direction du journal en soit informée.

Selon plusieurs victimes, qui préfèrent témoigner anonymement sur ce point, « la publication de cet article n’aurait pas été possible sans le récent départ de Johan Hufganel », au poste de rédacteur en chef de Libération. S’il a démenti connaître l’existence de ce groupe, l’actuel directeur du média vidéo Loopsider en connaissait personnellement plusieurs membres, notamment pour les avoir embauchés dans les rédactions qu’il a dirigées (20 Minutes, Slate, Libération).

Quelques heures après la publication de l’article, le mot-clé #liguedulol devient l’un des plus populaires sur Twitter, et plusieurs victimes prennent la parole. Pour Nora Bouazzouni, le fait d’avoir témoigné sous sa vraie identité dans l’article de Libération a joué :

« Quand on n’est pas anonyme, les gens vous croient davantage, cela donne du crédit à vos accusations, donc ça libère les autres victimes pour parler à leur tour. »

La construction de l’article de Libération, critiqué pour donner avantageusement la parole aux membres de la Ligue du LOL, a également incité les victimes à témoigner. « Ce n’est pas possible d’entendre qu’on a été harcelé pendant dix ans par des hommes brillants », appuie Thomas Messias, qui précise que de nombreuses victimes « n’ont pas voulu laisser passer ça ». A cela se sont ajoutées « des excuses affligeantes et mensongères de la part des membres du groupe », rapporte Matthias Jambon-Puillet, qui a livré un long témoignage pour que ces harceleurs « ne puissent pas s’en tirer comme ça ».

Selon plusieurs victimes de la Ligue du LOL, le témoignage de Nadia Daam a été crucial pour inciter les victimes à parler. En 2018, la journaliste a été victime d’une campagne de cyberharcèlement particulièrement violente, n’émanant pas de la Ligue du LOL mais du forum « Blabla 18-25 ans » du site Jeuxvideo.com. La condamnation de ses agresseurs avait marqué un tournant dans la reconnaissance du cyberharcèlement.

En voyant émerger l’affaire de la Ligue du LOL, Nadia Daam a décidé de rouvrir son compte Twitter, qu’elle avait fermé à l’époque. Dans une série de messages publiés sur le réseau social, elle dénonce des excuses prononcées « du bout des lèvres, en arguant que l’époque était différente ».

Changement des mentalités

Pour Léa Lejeune, ancienne journaliste à Libération, attaquée au début de sa carrière au sujet de son blog « Les Diablogues du vagin », la prise de position de Nadia Daam a permis de montrer que « la honte a changé de camp ». « Elle connaissait bien certains membres du groupe et a osé dire qu’il s’agissait d’une bande de petits cons sadiques et malveillants », précise la journaliste de Challenges, présidente de l’association Prenons la une, soutenant notamment les victimes de harcèlement dans les médias.

Léa Lejeune évoque « un changement de culture sur les réseaux sociaux, qui rend plus audible la parole des victimes », décrivant l’émergence ces dernières années des voix dénonçant l’homophobie, le sexisme, le racisme…

« Dans ce contexte, ils ne pouvaient plus nier, chose qu’ils auraient sans doute faite il y a encore un an. »

Le mouvement #metoo, qui a permis une libération de la parole, a également contribué à ce que la parole des victimes ne soit pas décrédibilisée. « A une époque, on m’aurait dit : “Tu mens”, mais cette fois, personne n’a remis en question ma parole », abonde Matthias Jambon-Puillet, qui pendant plusieurs années a préféré évoquer cette affaire « en sous-marin ». A l’instar de nombreuses victimes, il s’exprimait en effet sur un « safe space », des espaces virtuels privés, où les personnes harcelées peuvent échanger librement.

Pourtant, aucune des victimes de la Ligue du LOL n’a pris la parole au moment où fleurissait le hashtag #metoo sur les réseaux sociaux. Comme d’autres victimes de cyberharcèlement, Aïcha Kottmann ne s’est pas sentie « légitime » à s’exprimer au moment de #metoo, estimant que les attaques dont elle était victime en ligne étaient « moins graves » que celles dénoncées dans les médias, concernant généralement des cas d’agressions sexuelles et de viols. « On se censure en se disant : “Il y a pire que moi, je risque de prendre la parole à quelqu’un d’autre” », abonde Nora Bouazzouni.

Deux enquêtes avortées

A cette époque, la rédaction de Buzzfeed est pourtant alertée par plusieurs victimes de l’existence de la Ligue du LOL. Deux journalistes, Marie Kirschen et Jules Darmanin, commencent à travailler sur le sujet, qui ne verra finalement pas le jour. Marie Kirschen évoque un contexte post-affaire Weinstein où plusieurs enquêtes avaient été lancées sans que toutes aboutissent. « Nous manquions de preuves concrètes et les victimes n’étaient pas toutes enclines à parler », se souvient la journaliste, précisant que « dans la petite rédaction » que constituaient les journalistes de Buzzfeed, « il a fallu prioriser les sujets ».

Par la suite, le site a fermé, mettant définitivement fin à ce projet d’article. Un an plus tôt, en 2016, Slate avait amorcé la même enquête, avant de renoncer. Dans un article publié sur le pureplayer, le journaliste chargé du sujet à l’époque justifie notamment cet abandon par la proximité professionnelle avec certains membres de la Ligue du LOL, dont certains occupaient des postes à responsabilités dans plusieurs médias.

« Peur » pour la carrière

Une ascension hiérarchique qui empêchait d’autant plus la prise de parole des victimes. Toutes évoquent « la peur » pour leur carrière, venant s’ajouter à la crainte des poursuites en diffamation. Léa Lejeune n’avait pas encore signé son CDI à Challenges. La chaîne YouTube de Florence Porcel n’était qu’un projet. Matthias Jambon-Puillet n’avait pas encore publié son livre. Nora Bouazzouni travaillait comme pigiste dans plusieurs médias.

D’autant qu’en 2016, les « raids » s’étaient calmés. « En parler risquait de réveiller nos harceleurs alors qu’on était juste soulagé que ça s’arrête », se souvient Thomas Messias. Harcelée dès 2010, alors qu’elle était âgée de 18 ans, Aïcha Kottmann s’est longtemps dit « que s’ils s’en prenaient à moi, c’était pour de bonnes raisons, que je méritais ce qu’il se passait ». La jeune femme, aujourd’hui âgée de 27 ans, décrit également « le sentiment de honte » qu’endossent les victimes de harcèlement.

« Je n’avais pas envie d’en parler, car je ne voulais pas attirer l’attention sur le fait que j’étais une victime. Pour moi, c’était honteux. »

Un sentiment qui « isole » un peu plus les victimes quand, en face, leurs harceleurs constituent « une meute puissante », analyse Nora Bouazzouni. « Moi qui n’étais pas dans une rédaction, je me disais : “Je ne serai jamais journaliste, si j’osais me plaindre de ces hommes” », poursuit celle qui s’est sentie prête à s’exprimer, forte d’une expérience en dehors des médias. Aujourd’hui, Thomas Messias appelle à « soutenir toutes les personnes qui osent parler, pour que tout ce système de domination toxique, qui dépasse largement le cadre des médias, soit mis en branle ».

Cyberharcèlement : les faits commis après le 1er mars 2014 ne sont pas prescrits

Le harcèlement en ligne, introduit dans le code pénal en 2014, est passible de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. La peine maximale est portée à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende si la victime a moins de 15 ans.

Le délai de prescription pour ce type de délit était auparavant de trois ans. Depuis le 1er mars 2017, il est désormais de six ans. Tout ce qui est antérieur au 1er mars 2014 est prescrit. En revanche, « les faits commis entre le 1er mars 2014 et le 1er mars 2017 bénéficient d’une rallonge de trois ans », précise Eric Morain, avocat et spécialiste du cyberharcèlement. Des faits de cyberharcèlement commis pendant ce laps de temps sont encore qualifiables pénalement.

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