Le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, au sommet entre la Ligue arabe et l’Union européenne, à Charm el-Cheikh, le 25 février 2019. / Mohamed Abd El Ghany / REUTERS

Une « complaisance effrayante ». C’est ainsi qu’Amnesty International qualifie, dans son rapport sur les droits humains en Afrique du Nord et au Moyen-Orient publié mardi 26 février, l’attitude de la communauté internationale à l’égard des gouvernements s’étant rendus coupables « d’impitoyables campagnes de répression dans le but d’étouffer la dissidence […] souvent avec le soutien tacite de puissants alliés ».

« Dans toute la région, tout au long de l’année 2018, des milliers de personnes dissidentes ou ayant critiqué pacifiquement les autorités ont été victimes de violations des droits humains d’une ampleur effroyable commises par leur gouvernement, la communauté internationale réagissant à cela par un silence assourdissant », dénonce Heba Morayef, directrice d’Amnesty pour la région concernée.

Et de citer l’affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste assassiné au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre 2018 : « Il a fallu attendre le meurtre commis de sang-froid de Jamal Khashoggi […] pour qu’une poignée d’Etats plus responsables que les autres [le Danemark, la Finlande, la Norvège et les Pays-Bas] suspendent leurs transferts d’armes à un pays qui dirige une coalition responsable de crimes de guerre et qui a contribué à engendrer une catastrophe humanitaire au Yémen. Or la vague d’indignation internationale qu’a suscitée l’affaire Khashoggi n’a pas été suivie de mesures concrètes visant à ce que les responsables de ce meurtre soient déférés à la justice. »

La France, premier fournisseur d’armes de l’Egypte

L’Arabie saoudite et l’Iran figurent, selon l’ONG basée à Londres, parmi les Etats où la répression de la dissidence et de la société civile s’est le plus fortement intensifiée. Mais l’Afrique du Nord n’est pas épargnée, avec notamment les cas de l’Egypte et de la Libye, où, là aussi, la communauté internationale semble fermer les yeux sur les violations des droits humains – une « indifférence » qui favorise « les atrocités et l’impunité », selon Amnesty.

Au pays d’Abdel Fattah Al-Sissi, le rapport souligne que « les autorités ont intensifié la répression exercée contre les dissidents » à l’approche de l’élection présidentielle de mars 2018, qui a vu la réélection du chef de l’Etat avec 97 % des voix. Au moins 113 personnes « qui n’avaient fait qu’exprimer pacifiquement des opinions critiques » ont été arrêtées, tandis que de nouvelles lois ont été adoptées « pour museler davantage encore les médias indépendants ».

Harcèlement d’organisations de la société civile, arrestations arbitraires d’opposants, disparitions forcées d’avocats et de défenseurs des droits humains, exécutions extrajudiciaires, recours à la torture, procès de masse conduisant à la condamnation à mort de dizaines de personnes… Autant d’abus qui n’ont pas découragé la France de fournir à l’Egypte des armes « utilisées pour la répression interne », déplore l’ONG, pour qui « l’Egypte est à présent, et plus que jamais au cours de son histoire récente, un pays dangereux pour les personnes qui critiquent pacifiquement les autorités ».

Entre 2013 et 2017, l’Egypte a fait de la France son premier fournisseur d’armement, lui confiant 37 % de ses achats. En sens inverse, Le Caire est devenu le premier client des industriels français de l’armement à l’export. En 2015, le président Al-Sissi a ainsi commandé 24 avions de combat Rafale à Dassault Aviation, avec une option sur douze appareils supplémentaires. Le constructeur Naval Group a de son côté vendu sept navires à l’Egypte, dont trois corvettes en cours de construction à Alexandrie.

Selon Philip Luther, directeur des recherches et du plaidoyer d’Amnesty pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, « des alliés de gouvernements de la région ont à maintes reprises privilégié de lucratifs accords commerciaux, la coopération en matière de sécurité ou encore de grosses ventes d’armement au détriment des droits humains, ce qui a favorisé des atteintes à ces droits et créé un climat permettant aux gouvernements de se sentir intouchables et au-dessus des lois ».

Des gardes-côtes libyens équipés par Rome et Paris

En Libye, en proie au chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, les groupes armés et les forces de sécurité ont continué, en 2018, de « commettre sans relâche des crimes de droit international, y compris des crimes de guerre », observe l’ONG. Les affrontements entre milices ont entraîné une hausse du nombre de victimes civiles ; des milliers de personnes sont maintenues en détention sans aucune procédure judiciaire ; la torture demeure monnaie courante dans les prisons d’Etat et les centres de détention contrôlés par des groupes armés ; des juges, des avocats, des journalistes et des militants sont harcelés, enlevés, attaqués, contraints à l’exil…

Mais pour les auteurs de violations des droits humains, l’impunité reste de mise, le système judiciaire libyen s’étant effondré. A ce titre, Amnesty regrette que « la communauté internationale n’ait pas fait pression […] pour que soient mis en place des mécanismes efficaces pour la reddition de comptes », ce qui encourage les parties au conflit à continuer de commettre des abus sans aucune considération pour le droit international. Or « la reddition de comptes est indispensable, rappelle Philip Luther, non seulement pour que les victimes de ces crimes obtiennent justice, mais aussi pour empêcher un cycle sans fin de violations et de nouvelles victimes ».

La situation des migrants est également particulièrement préoccupante en Libye, où nombre d’entre eux sont victimes d’arrestations, d’enlèvements, de violences, de viols et d’extorsions perpétrés par des représentants de l’Etat, des milices et des passeurs. Détenus dans des centres officiellement gérés par le ministère de l’intérieur mais en grande partie contrôlés par des milices, ils sont parfois soumis à des travaux forcés, des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements.

En juin 2018, le Conseil de sécurité de l’ONU a sanctionné quatre ressortissants libyens pour leur implication dans la traite d’êtres humains, ordonnant le gel de leurs avoirs et leur interdisant de voyager. Mais parallèlement, l’Italie et la France collaborent avec le gouvernement dit « d’union nationale », à Tripoli, pour endiguer les flux migratoires à destination de l’Europe. Le 21 février, Paris a ainsi annoncé « la cession » de six hors-bord pour renforcer la flotte des gardes-côtes libyens. Ces embarcations viendront notamment s’ajouter aux cinq patrouilleurs italiens livrés à Tripoli depuis février 2017. Pour nombre d’ONG de défense des droits humains, cette coopération fait peu de cas du sort peu enviable réservé aux migrants interceptés en mer par les autorités libyennes.

L’Espagne expulse des migrants subsahariens au Maroc

La « chasse aux migrants » n’ayant pas de frontières, Amnesty s’inquiète aussi de leur traitement en Algérie et au Maroc. Ainsi, en 2018, plus de 25 000 ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne, y compris des migrants réguliers, des réfugiés et des demandeurs d’asile, ont été sommairement expulsés d’Algérie vers le Niger, parfois abandonnés en plein désert. Idem au Maroc, où des milliers de migrants subsahariens, parmi lesquels des enfants et des femmes enceintes, ont été arrêtés illégalement et transportés dans des zones reculées du sud du pays ou proches de la frontière algérienne.

Là aussi, les pays européens semblent se désintéresser de ces abus, d’autant plus qu’ils coopèrent en matière de gestion des flux migratoires. Entre août et octobre, les autorités espagnoles ont ainsi expulsé au moins 171 migrants subsahariens – et demandeurs d’asile potentiels – au Maroc après leur entrée dans les enclaves de Ceuta et Melilla, rapporte Amnesty.

En janvier, dans une interview au Monde, le chercheur Julien Brachet, spécialiste des questions migratoires au Sahara, s’inquiétait d’une « banalisation » de la violence contre les migrants sous l’effet des politiques européennes et s’interrogeait : « Quelles seraient les réactions des opinions publiques et des gouvernements si, sur les vidéos montrant des dizaines de personnes abandonnées dans le désert par des policiers ou en train de se noyer sous le regard de gardes-côtes formés et financés par l’Union européenne, ces personnes qu’on laisse mourir avaient d’autres nationalités et une autre couleur de peau ? » Entre indifférence et complaisance, la frontière est parfois ténue.