A l’origine de bien des chefs-d’œuvre on ne trouve parfois qu’une entreprise bassement opportuniste. Le succès des films d’épouvante de la société britannique Hammer Film, qui a ressuscité les monstres gothiques (Dracula, Frankenstein, le loup-garou) à la fin des années 1950, celui aussi des adaptations des nouvelles d’Edgar Allan Poe par Roger Corman aux Etats-Unis, a donné l’idée aux producteurs italiens Luciano Martino et Elio Scardamaglia de proposer ce que l’on ne peut qualifier autrement que comme un faux.

Le générique du film Le Corps et le Fouet, réalisé en 1963 par Mario Bava, ne comporte que des noms aux consonances anglo-saxonnes. Il s’agissait, pour ses mercantiles concepteurs, de tromper le public sur la marchandise, de lui donner l’illusion qu’il ne voyait pas une série B italienne mais une production britannique. C’est ainsi que, par exemple, le scénariste Ernesto Gastaldi devint Julian Berry, le musicien Carlo Rustichelli se transformait en Jim Murphy et le réalisateur apparaissait sous le nom de John M. Old. Seul l’Anglais Christopher Lee, créateur du Dracula signé Terence Fisher cinq années plus tôt, y apparaissait comme un authentique produit d’origine.

Héritant d’un scénario déjà écrit, Mario Bava allait pourtant faire de ce projet à tout petit budget une œuvre incroyablement personnelle

Héritant d’un scénario déjà écrit, Mario Bava, ancien chef opérateur, génie des effets spéciaux bricolés et réalisateur du premier film d’horreur gothique italien en 1959, Le Masque du démon, allait pourtant faire de ce projet à tout petit budget une œuvre incroyablement personnelle.

Rarement sans doute dans l’histoire du cinéma a-t-on pu constater l’accomplissement d’un tel miracle : celui de transformer en objet unique, hors de toutes catégories définissant la notion de genre, un film s’inscrivant au premier abord dans le flux des petites productions horrifiques du samedi soir. Le Corps et le Fouet n’est pas un film de genre, c’est un poème morbide et romantique, un voyage mental, un précipité de sensations pures défiant l’entendement. Au cœur d’un XIXe siècle à la géographie indéterminée, une jeune femme (Daliah Lavi) est hantée par le spectre de son amant assassiné (Christopher Lee), appelant de ses vœux les coups de fouet que celui-ci lui administrait et qui lui procuraient un plaisir indicible. Le Corps et le Fouet n’est fait que de déambulations hystériques dans les couloirs d’un manoir délabré renvoyant aux origines d’un cinéma italien, celui des années 1910 avec ses dive en cheveux, tordues par un mélange de souffrance et de désir.

Artiste solitaire et sans égal

Ce monde purement mental est ici produit par une lente mais irrépressible corruption de l’univers social, par la décomposition, à laquelle la mise en scène donne un sens organique, de l’ordre familial, constante dans l’œuvre de Bava. L’usage proprement irréaliste des couleurs contribue à nourrir ce sentiment d’étrangeté radicale. Et seuls quelques plans de plage battue par les flots, quelques images de nuages cachant à moitié une lune de papier, introduisent avec une violence remarquable le sentiment d’une nature rejetée par le principe même du film. L’abstraction est ici le produit d’une forme très pure d’expressionnisme cinématographique.

Le Corps et le Fouet, qui eut quelques ennuis avec la censure et n’obtint aucun succès, rappelle la place singulière qu’occupe Mario Bava dans le cinéma italien. Additionnant les productions à petit budget au cœur d’un système plus artisanal qu’industriel, il s’est affirmé, au terme d’un superbe paradoxe, comme un artiste solitaire et sans égal.

La radicalité de son cinéma, certes cachée puisque l’on mit du temps, à quelques notables exceptions près, à la remarquer, constitue peut-être une de ces exceptions miraculeuses qui parsèment chichement l’histoire du cinéma. Bava fut de ceux, très rares, qui ont su mettre à jour la dimension possiblement sublime de la culture la plus basse.

La frusta e il corpo 1963 Trailer italiano
Durée : 03:24

Film italien de Mario Bava (1963). Avec Daliah Lavi, Christopher Lee, Tony Kendall. Coffret Blu-ray/DVD ESC éditions. Sur le Web : www.esc-distribution.com/horreur/1607-le-corps-et-le-fouet-3760247205664.html