Bernard Laporte, le 1er février à Saint-Denis. / FRANCK FIFE / AFP

Il y a des bâches qui sautent aux yeux des automobilistes. Comme celles que la Fédération française de rugby (FFR) a fait poser au-dessus du terrain d’entraînement du XV de France. Une installation pour éviter que des curieux et, pis encore, des journalistes, regardent de trop près les fulgurances qui se produisent à Marcoussis (Essonne) pendant le Tournoi des six nations.

Mais il en est d’autres, moins visibles, pour protéger les coulisses de la Fédération. En particulier lorsqu’il est question de l’affaire qui secoue le rugby français depuis dix-huit mois, et dont s’est saisie le Parquet national financier : les suspicions de conflits d’intérêts entre Bernard Laporte, président de la FFR, et Mohed Altrad, celui du club de Montpellier.

Le 18 septembre 2017, après les premières révélations, un journaliste du quotidien L’Equipe cherche à entrer en contact avec une juriste de la fédération susceptible d’avoir des informations. Par courriel, Frédéric Bernès propose à Camille Denuziller d’échanger avec elle sur la situation. Celle-ci en avertit sa hiérarchie.

Une « escroquerie »

La réplique fédérale, dont Le Monde a pris connaissance, vient en deux temps. Le 5 octobre 2017, par retour de courriel, le directeur général de la FFR, Sébastien Conchy, répond au journaliste ainsi qu’à Jérôme Cazadieu, directeur de la rédaction de L’Equipe. Le ton du message est inhabituel : M. Conchy qualifie M. Bernès de « dragueur importun » – la destinataire du courriel originel étant une femme –, lui reproche une « escroquerie appelée fishing [hameçonnage] » et compare son initiative à celle de « lamentables escrocs ». Il lui demande de « renoncer à la fin et aux moyens biaisés » qui, selon lui, « mobilisent L’Equipe contre la FFR ». C’est-à-dire de cesser les articles critiques sur les affaires de la Fédération. La lettre s’achève sur une promesse d’action en justice : « Me [Jérémie] Assous [avocat de la FFR] est saisi de l’ensemble de cette affaire. »

Après la publication de nouveaux articles qui lui déplaisent, la Fédération met sa menace à exécution. Trois mois exactement après le courriel – délai maximum avant la prescription de ce type de dossier –, la FFR et Bernard Laporte assignent Frédéric Bernès pour diffamation non publique au tribunal de grande instance d’Evry.

Selon l’argumentaire de Me Assous, qui défend les intérêts de la Fédération, le courriel de Frédéric Bernès à Camille Denuziller contient des « allégations portant atteinte à l’honneur et à la considération de Bernard Laporte » comme de la FFR, en ce qu’il sous-entend notamment qu’une infraction a été commise. Les phrases suivantes, par exemple, constituent selon lui un préjudice moral fait à l’institution sportive : « J’ai réessayé depuis [de prendre contact] mais le barrage est efficace » ; « J’imagine aussi que vous envoyer un message sur votre email pro n’est pas très confortable (surtout pour vous). »

Selon Me Assous, « ce courriel illustre à merveille la campagne de déstabilisation » contre la Fédération, qui réclame au journaliste la somme de 10 000 euros pour préjudice moral – une moitié à la FFR, l’autre à Bernard Laporte.

Nouvelle audience le 4 mars

Me Stéphanie Zaks, avocate de L’Equipe, réfute l’idée d’une diffamation non publique : le courriel en question a été « adressé à un tiers dans des conditions de confidentialité », rappelle-t-elle dans le dossier, et « n’impute aucun fait portant atteinte à [l’]honneur et à [la] considération ». Elle voit au contraire dans la réponse par courriel de la Fédération, qu’elle estime diffamatoire, une manœuvre « visant expressément à dissuader M. Bernès de continuer à exercer sa mission d’information du public ». L’Equipe dénonce le caractère abusif de la procédure engagée.

Une première audience s’est déjà tenue au tribunal d’Evry en janvier. Une seconde doit suivre le 4 mars. En parallèle, la FFR a également décidé d’attaquer en justice le même journaliste par une voie plus classique, celle de la diffamation publique, en raison de quatre articles parus entre août et octobre 2017. Le procès se tiendra le 9 mai au tribunal de grande instance de Paris.

Rétrospectivement, cette judiciarisation des débats ne rend que plus surprenant un autre courriel, en date du 29 novembre 2017. Il adresse alors des « remerciements » à L’Equipe, en jugeant que le quotidien a apporté un « soutien » à la candidature victorieuse de la France à l’organisation de la Coupe du monde 2023 de rugby. Les deux signataires ont pour nom Claude Atcher, directeur du dossier de candidature… et Bernard Laporte.