A l’agence d’Etat russe Sputnik, à Moscou, en avril 2018. / MLADEN ANTONOV / AFP

C’est une alliance singulière, qui était, jusqu’ici, passée inaperçue. Depuis 2015, chaque jour, à 17 heures, la radio libre parisienne Aligre FM accueille sur ses ondes la station d’Etat russe Radio Sputnik, pour deux heures de direct. La grille de la version francophone du média russe n’a pourtant rien de commun avec celle de la petite station culturelle et musicale à l’audience confidentielle.

Sur Radio Sputnik, la déclinaison radiophonique du site Sputnik France, l’accent est mis sur les analyses géopolitiques, qui dessinent souvent en creux les fragilités des puissances américaine et européenne – du Brexit aux sanctions occidentales contre l’Iran, en passant par la discorde entre Donald Trump et ses homologues européens. Des raisons financières expliquent ce rapprochement, car Aligre FM touche, chaque année, une enveloppe d’environ 40 000 euros de Sputnik, soit autant que la subvention publique du ministère de la culture, la première source de revenus des radios associatives.

Si le fondateur d’Aligre FM, Philippe Vannini, confie aujourd’hui que le partenariat conclu, en 2015, avec Radio Sputnik est une « offense éthique » à l’antenne née en 1981 – qui revendique sur son site avoir « toujours lutté pour préserver son indépendance face aux instances financières, politiques, religieuses ou communautaires » –, il explique qu’ils étaient arrivés « à un tel niveau d’endettement que c’était une question de survie ». Les dirigeants d’Aligre, qui se relaient chaque jour pour prêter une oreille attentive aux émissions de Radio Sputnik, assurent ne pas avoir reçu de protestations de la part de leurs auditeurs historiques.

« Pas sûr que l’indépendance de la radio soit garantie »

La radio libre ne pourra toutefois bientôt plus compter sur cette manne, puisque ses dirigeants viennent de décider de mettre un terme à ce partenariat, fin 2019. Un divorce « voulu depuis longtemps », selon eux, mais qu’une réunion au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), le 11 février, a précipité. Le gendarme de l’audiovisuel a, en effet, fait part de ses inquiétudes face à cette diffusion rémunérée d’une radio étrangère, et a appelé Aligre à cesser rapidement d’héberger Sputnik sur sa fréquence.

« Nous avions de forts doutes sur la conformité de ce contrat avec la convention passée entre Aligre et le CSA. Compte tenu des conditions financières de cet accord, il n’est pas sûr que l’indépendance de la radio soit garantie », explique-t-on au Conseil, en soulignant que sa réaction aurait été identique dans le cas d’un autre partenaire.

Prévenu récemment par une autre radio de l’existence de cette diffusion, le CSA reconnaît un « défaut de vigilance », mais dit n’avoir constaté « aucun manquement déontologique » dans les programmes de Radio Sputnik. « Sans ce problème de conformité avec la convention d’Aligre, nous n’aurions eu aucun fondement juridique pour interrompre ce partenariat », rappelle le Conseil.

Le contexte n’est toutefois pas anodin. Les médias d’Etat russes implantés en France sont actuellement dans le viseur du gouvernement, qui redoute une ingérence dans les élections européennes de mai. Accusés de diffuser de fausses informations, Russia Today (RT) et Sputnik ont dernièrement appris qu’ils ne seraient pas accrédités pour suivre la campagne de La République en marche (LRM). Ils étaient déjà exclus des conférences de presse de l’Elysée.

« Organes de propagande au service du Kremlin »

« Ce ne sont pas des organes de presse, mais de propagande au service du Kremlin, a estimé Stéphane Séjourné, le directeur de campagne de LRM dans un entretien au Monde. Ils ne doivent pas être assimilés à des médias, qui vérifient ou recoupent l’information. » Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, a adopté la même fermeté dans Le Parisien, le 27 février, en affirmant que RT et Sputnik « avaient émergé en bonne part grâce au soutien de la fachosphère » sur les réseaux sociaux.

Faut-il voir dans ce partenariat une stratégie de Sputnik pour étendre son audience en France ? Quand bien même la radio financée par la Russie a exigé d’être diffusée à une heure de grande écoute, l’écho offert par Aligre, avec ses 60 000 auditeurs quotidiens, reste limité. « Cette ouverture vers le public parisien a contribué au succès de notre média, qui, en décembre [2018], a été classé troisième site d’information étranger de France selon ComScore », revendique malgré tout Natalia Novikova, la rédactrice en chef de Sputnik France, en précisant n’avoir, « à ce jour », aucun autre partenaire en France.

Dans le monde des radios libres, la découverte de ce financement a été accueillie avec surprise et méfiance. Se disant « sceptique », Emmanuel Boutterin, le président du Syndicat national des radios libres (SNRL), appelle le CSA à « porter la plus grande attention à ce type de démarche ». Mais, pour beaucoup, le contrat passé entre Aligre et Sputnik est le signe de la précarité croissante des quelque 700 radios associatives, dont les recettes publicitaires ne doivent pas dépasser 20 % du chiffre d’affaires. « Les collectivités ont réduit leur financement, le gouvernement a mis fin aux contrats aidés, et le budget des subventions publiques est constant, alors que de plus en plus de radios en perçoivent », détaille Farid Boulacel, le coprésident de la Confédération nationale des radios associatives (CNRA), avant d’ajouter, à propos d’Aligre FM : « C’est pour cela qu’on arrive à ce type de dérives. »