Un triste matin de février, le couperet est tombé : « Le comité a examiné votre proposition, et a décidé de refuser l’ajout de l’émoji “raclette”. » Stupeur. Rage. Emoticône larmes. D’un e-mail laconique, le consortium Unicode, l’organisme chargé, entre autres, de définir quels émojis peuvent être utilisés dans nos appareils électroniques, balayait d’un revers de la souris nos espoirs, nos papilles, et quelques bonnes heures de travail.

Tout est parti de deux brillantes collègues, qui voulurent offrir, en guise de clin d’œil à un non moins éminent collègue (Richie si tu nous lis), un émoji… couscous (le Richie en question ayant instauré l’immanquable tradition du « jeudi couscous » dans la rédaction). L’équipe Pixels du Monde a décidé de relever le défi. Mais par où commencer ?

La réponse se trouve du côté du consortium Unicode. Basée dans la Silicon Valley (Californie), cette organisation compte parmi ses membres les grandes entreprises et constructeurs du numérique, comme Google, Apple ou Facebook, mais aussi d’autres entités comme l’Inde, l’université de Berkeley ou… le ministère des affaires religieuses du sultanat d’Oman – qui ont tous payé des milliers de dollars pour avoir ce privilège.

Le consortium définit les standards qui régissent la façon dont les caractères sont censés s’afficher sur les appareils électroniques partout dans le monde : elle assure par exemple que chaque marque de smartphone soit capable d’émettre des symboles qui seront lisibles dans un autre environnement. Qu’il s’agisse d’une lettre, d’un chiffre, d’un idéogramme, d’un signe de ponctuation médiéval ; ou, vous nous voyez venir, d’un émoji.

Comment sont choisis les nouveaux emoji ?
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Ses règles sont drastiques. Nous découvrons, parmi les multiples critères énoncés par le consortium sur son site pour soumettre un émoji, et espérer qu’il soit retenu : « Les utilisateurs doivent pouvoir reconnaître quel objet l’émoji représente, même en petite taille. (…) Par exemple, le cassoulet ou le ragoût ne sont pas facilement distinguables de l’émoji marmite de nourriture. » Caramba ! Si le cassoulet est aussi explicitement recalé d’office, tenter le couscous nous semble perdu d’avance.

Le délicat émoji saucisse

Nous décidons donc de changer notre émoji d’épaule. Mais quel autre proposer au consortium ? Une obsession commune à la rédaction Pixels nous guide rapidement sur la piste de la raclette. Même si d’autres sont explorées.

On s’étonne par exemple que l’émoji saucisse n’existe pas – avant de réaliser, que, sans doute, le consortium ne goûte pas son double sens évident, qui ravirait au contraire les internautes moins prudes (l’aubergine en a déjà fait les frais).

On dérive vers le pangolin quand un collègue, trémolos dans la voix, nous explique qu’en plus d’être adorable (ce qui reste sujet à débat), cet animal est menacé d’extinction, et que ce serait un bien beau symbole, tout de même, de lui conférer un émoji. Avant que le consortium ne brise encore nos emportements :

« Ne justifiez pas l’ajout d’un émoji car il soutient une “cause”, quelle que soit sa légitimité. (…) Une proposition peut être acceptée “malgré” un argument de ce type – si d’autres facteurs sont convainquants – mais pas “grâce” à cela. »

On pense alors au dodo (raté, déjà proposé et en cours d’examen) ou au gilet jaune (raté encore, le gilet de sécurité a déjà été proposé et approuvé début février… mais dans sa version orange).

Ne trouvant pas d’idée plus lumineuse ni calorique, submergés par la liste des critères à explorer pour chaque option, nous décidons de nous en tenir à notre choix de cœur : la raclette. Mais notre chemin reste semé d’embûches.

La raclette éclatée par le melon et le bretzel

Proposer un émoji ne se limite pas à l’envoi d’un simple e-mail au consortium. Il faut fournir un dossier de plusieurs pages, étayé d’arguments solides, et montrer en quoi l’émoji remplit tous les critères demandés. C’est là que notre affaire se gâte.

Première exigence : prouver que cet émoji sera très utilisé, qu’il existe un véritable besoin. Le consortium demande que l’on compare la popularité de l’objet en question à un autre, à choisir parmi une liste d’une vingtaine d’émojis existants (du hamburger aux ciseaux, en passant par le goblin, le nez ou la poignée de main). Conscients que notre raclette ne bénéficiera d’aucune chance face au hamburger, nous préférons choisir le melon.

Pour comparer la popularité des deux (le melon et la raclette, donc, merci de rester concentrés), le consortium demande qu’on l’évalue sur des plates-formes comme Google, YouTube ou encore Bing. La réponse est cruelle, amis français, amis suisses : sur les autoroutes de l’information, la raclette est éclatée par le melon.

Vexés, parés de notre pire mauvaise foi, nous proposons une autre comparaison, avec le bretzel cette fois-ci – une spécialité venue, elle aussi, d’un pays européen, qui a su conquérir son propre émoji. Las, si la défaite est moins franche que face au burger ou au melon, force est de constater qu’en dépit de tout bon sens gastronomique, la pâtisserie l’emporte elle aussi.

En nombre de résultats de recherche sur Google, le melon et le bretzel (pretzel en anglais) l’emportent largement sur la raclette. / Capture d'écran

Sur le nombre de recherches effectuées par les internautes, la bataille est un peu plus rude entre la raclette et le bretzel. Le melon, lui, surnage. / Capture d'écran

Lui trouver plusieurs sens, comme « j’ai faim ! »

Désormais conscients que notre mission se rapproche de l’impossible, mais dégoulinant d’un espoir aussi épais que le fromage s’écoulant d’une demi-meule d’Abondance correctement chauffée, nous continuons de remplir le dossier.

Le consortium exige maintenant de prouver que notre émoji puisse avoir plusieurs significations. Nous arguons que la raclette est un synonyme d’« abondance », de « miam », de « food porn » (oui), de « j’ai faim ! ». « En France, les gens s’envoient des images de raclette quand approche l’heure du déjeuner, juste pour signaler qu’ils ont faim et donner faim aux autres », osons-nous écrire, en nous basant sur un échantillon représentatif de nous-mêmes.

L’émoji doit aussi permettre aux utilisateurs d’exprimer un nouveau concept, quelque chose qu’il n’est pas possible aujourd’hui d’exprimer en émoji. Ce coup-ci, pas besoin de mauvaise foi : « La raclette, c’est du fromage fondu, et les utilisateurs manquent d’un émoji fromage fondu, pourtant c’est quelque chose que les gens adorent partout dans le monde. » Nous devons offrir au monde un émoji fromage fondu. C’est notre mission. Ce sera notre épitaphe.

Pour une raclette : 18 ou 72 pixels ?

Nous arrivons à l’épreuve finale : pour compléter le dossier, nous devons concevoir l’émoji raclette. Le site du consortium est clair : il faut fournir la preuve graphique que notre émoji est suffisamment lisible et compréhensible.

« L’émoji, ça implique d’aller à l’essentiel, car c’est tout petit », analyse Quentin Hugon, le graphiste de Pixels, chargé de cette tâche délicate. Il doit produire un dessin d’une toute petite raclette, à envoyer au consortium en deux tailles (la raclette « standard » en 18 pixels sur 18, et une « méga raclette » en 72 pixels sur 72).

D’autres ennuis commencent. Dessiner un émoji raclette, c’est se confronter aux questions de fond, et chercher à rendre visible et concrète l’essence la plus pure et universelle de la raclette, dont les interprétations, dans l’histoire de l’humanité, ont été nombreuses.

Qu’est-ce que la raclette ? Face aux risques de réveiller une guerre intestine entre les puristes de la demi-meule fondue et les aficionados de l’appareil à raclette, nos journalistes tentent une manœuvre périlleuse sur l’Internet de 2019 : un sondage sur Twitter, qui doit nous permettre de trancher.

Malgré une certaine tristesse dans le camp de la demi-meule, ce sera donc la version de la raclette avec poêlon. Mais faut-il, pour bien représenter la raclette, inclure les pommes de terre, la charcuterie, l’assiette… ? Quentin Hugon teste, explore.

Le graphiste de Pixels a testé plusieurs façons de représenter une raclette en émoticône. / Quentin Hugon / Le Monde

« J’ai simplifié au maximum, et ce qui reste, c’est le poêlon et le moment jouissif où le fromage coule. Côté couleurs, on part sur des stéréotypes : le fromage à raclette est plutôt blanc, mais l’image du fromage qu’on a est plutôt jaune orangé. Comme dans un dessin animé. »

Effet secondaire de ce travail de recherche, et risque du métier, confesse le graphiste : « Maintenant, j’ai envie de manger de la raclette tout le temps ! »

La proposition finale de l’émoticône raclette. En couleur et en noir et blanc, comme l’exige le consortium Unicode. / Quentin Hugon / Le Monde

« Un plat trop obscur »

Enfin, le dossier est bouclé. Et envoyé par e-mail au consortium. Suite annoncée : il sera d’abord examiné, dans les trente jours, par un sous-comité spécialisé dans les émojis, chargé de faire un premier tri dans les propositions. Trois possibilités : il rejette le dossier ; il demande des modifications ; ou alors il l’accepte – auquel cas il sera étudié lors d’une des grandes réunions trimestrielles du consortium et soumis au vote. La décision finale sera prise lors de la réunion du premier trimestre (la dernière a eu lieu début février et a introduit 230 nouveaux émojis).

Notre proposition ne passera malheureusement pas la première étape. Douze jours après l’envoi de notre dossier, le sous-comité nous répond et décline notre proposition. « Ça nous semble être un plat trop obscur, pas assez universel pour en faire une priorité à ajouter aux émojis nourriture. » Mais rassurez-vous, raclettophages de tous pays, il existe, selon le sous-comité, une autre manière officielle de représenter la raclette en émojis, « avec une combinaison des émojis feu et fromage ». ¯_(ツ)_/¯

La proposition du consortium Unicode pour représenter la raclette en émoticône.