[Cette tribune est publiée dans le cadre de la matinée de débats coorganisée par le Cercle des économistes et Le Monde à Paris, le vendredi 15 mars, sous le titre « 2019 : la fin d’un monde ? », à laquelle participe Pierre Khalfa. Cette manifestation est organisée avec le soutien d’Enedis, du Groupe ADP, de PwC et de la Fondation SCOR pour la science]

Tribune. L’Union européenne (UE) connaît aujourd’hui une crise existentielle. Pour la première fois, un pays, et non des moindres, le Royaume-Uni, a décidé de la quitter. On peut certes penser que ce pays, qui n’est pas dans la zone euro, a toujours été en marge de la construction européenne – refusant même d’appliquer les quelques petites réglementations sociales européennes – et que le vote pour le Brexit a été dominé par une réaction xénophobe, il n’empêche.

La logique qui prévalait jusqu’alors était celle d’une extension de l’UE à toujours plus de pays. Cette logique est aujourd’hui cassée. Mais le cas de la Grèce est encore plus exemplaire. Ce pays a subi depuis 2010 une destruction massive de ses services publics ou encore de ses politiques sociales, mise en œuvre par les institutions et les gouvernements européens. Ces derniers ont étranglé financièrement le gouvernement Syriza pour l’empêcher d’appliquer le programme pour lequel il avait été élu. La Grèce, loin d’être sortie d’affaire, est vendue à l’encan et s’est condamnée à être asphyxiée par une austérité permanente qui ne peut que l’enfoncer encore plus dans un marasme économique dont la population continuera à payer le prix fort.

A la suite de la crise financière de 2008, la zone euro a failli exploser sous l’impact de la divergence des trajectoires économiques des pays et de la spéculation sur les dettes publiques. Si après moult atermoiements, la Banque centrale européenne (BCE) s’est décidée à intervenir vigoureusement, cela n’a pas empêché la mise en œuvre de politiques d’austérité d’ampleur qui ont amené l’UE au bord de la déflation, entraînant récession puis stagnation économique, la reprise poussive qui a suivi battant déjà de l’aile en ce début de 2019.

Un fédéralisme autoritaire et de la défiance

Mais ce n’est pas tout. Les gouvernements et les institutions européennes ont mis en place à rythme forcé les instruments politiques et juridiques pour rendre les politiques néolibérales irréversibles. De nouvelles règles (procédures du Six Pack et du Two Pack) et le pacte budgétaire de 2012 (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) ont ainsi durci l’obligation d’austérité et le contrôle des politiques économiques des Etats par la Commission européenne.

Les politiques économiques et sociales, réduites à l’application de normes disciplinaires, sont exclues du débat public et de la décision démocratique. Un fédéralisme autoritaire s’est ainsi mis en place. Une autorité qui s’efface cependant dès lors qu’il s’agit de fixer des règles communes efficaces pour empêcher un nivellement vers le bas des règles fiscales et sociales, pour combattre les crises climatiques, de biodiversité et de pollution des milieux naturels ou encore pour protéger l’agriculture familiale.

Ce fédéralisme autoritaire n’a pas empêché non plus que l’UE soit paralysée devant une arrivée de migrants qu’elle n’aurait pourtant eu aucun mal à accueillir. Le refus de l’accueil a été, in fine, l’attitude dominante et s’est accompagné d’un refus de plus en plus net du sauvetage en mer. Produit de la crise, du sentiment de dépossession des peuples et de la débâcle des « partis de gouvernement » à laquelle amène ce déni de démocratie, l’extrême droite est en progression partout et déteint de plus en plus sur la droite classique. Cette extrême droite s’accommode fort bien du néolibéralisme, mais veut reconfigurer le continent pour promouvoir une Europe autoritaire des nationalismes.

L’Europe, telle qu’elle est, est donc l’objet d’une défiance massive des peuples, au point de susciter une volonté de sortie. Mais précisément les avatars du Brexit montrent combien une sortie unilatérale d’un ensemble aux économies fortement imbriquées s’avère complexe et difficile et, en définitive, lourde de péril. Encore le Royaume-Uni n’est-il pas membre de la zone euro. Un éventuel « Frexit » n’en serait donc que plus périlleux encore. Alors ? Entre le carcan des traités et le péril avéré de la sortie, que choisir ? Ni l’un, ni l’autre, à vrai dire. Mais aucun changement substantiel n’aura lieu sans mobilisations populaires amenant à une rupture politique d’un ou de plusieurs pays, débouchant sur une crise majeure en Europe.

Bras de fer incertain

Ainsi, un gouvernement de gauche devrait prendre un certain nombre de mesures unilatérales, en précisant qu’elles sont vouées à être étendues à l’échelle européenne. Il s’agirait de mesures unilatérales coopératives, en ce sens qu’elles ne seraient dirigées contre aucun pays, mais contre une logique économique et politique, et que plus le nombre de pays les adoptant est important, plus leur efficacité grandit.

C’est donc au nom d’une autre conception de l’Europe qu’un ou plusieurs gouvernements de gauche devraient mettre en œuvre des mesures rompant avec la construction actuelle de l’UE. Ils refuseraient d’appliquer un certain nombre de directives et prendraient des mesures contraires au contenu des traités, dans le but d’une transition écologique, sociale et démocratique qui ne peut être à la hauteur des enjeux dans le cadre néolibéral européen actuel.

Une telle attitude se heurterait certainement à l’hostilité et au sabotage des multinationales, des institutions de l’Union et des autres gouvernements européens, d’où la nécessité de prendre immédiatement des mesures permettant de se protéger contre un éventuel étranglement financier. L’issue de ce bras de fer n’est pas jouée d’avance. Tout dépendra des rapports de force qui pourront être construits à l’échelle européenne.

La désobéissance aux traités et directives européennes, en commençant dans un pays, peut être conçue et popularisée, non comme l’amorce d’un éclatement des solidarités européennes, mais au contraire comme un outil capable d’accélérer l’émergence d’une communauté politique, un embryon de « peuple européen ». Rompre avec le néolibéralisme en désobéissant aux traités européens, c’est affirmer la primauté de la démocratie dans une perspective de refondation d’un nouveau projet européen.

Pierre Khalfa et Aurélie Trouvé sont les coauteurs de « Cette Europe malade du néolibéralisme. L’urgence de désobéir » (Les Liens qui libèrent, 192 pages, 10 euros), à paraître le 20 mars.

« 2019 : la fin d’un monde ? » : une matinée de débats coorganisée par le Cercle des économistes et « Le Monde », le 15 mars à Paris

Le Cercle des économistes et Le Monde coorganisent une matinée de débats à Paris, le vendredi 15 mars, sous le titre « 2019 : la fin d’un monde ? », une manifestation organisée avec le soutien d’Enedis, du Groupe ADP, de PwC et de la Fondation SCOR pour la science.

De Budapest à Newcastle, de Washington aux « gilets jaunes », de partout montent les inquiétudes, la colère et la peur de l’autre. Ce climat de défiance dans lequel nous entrons traduit la crise de l’ancien monde, d’une certaine idée du capitalisme, des relations internationales et de la démocratie, sans oublier la crise écologique.

Comment sauver ce qui constitue le socle de nos valeurs depuis l’après-guerre : le multilatéralisme, la démocratie, une économie prospère au service du bien commun et durable ? Comment retrouver le ciment national qui fait défaut un peu partout ? Quel rôle peut encore jouer l’Europe ? Ce sera l’enjeu de l’année 2019. Ce rendez-vous que nous vous proposons se veut à la fois un cri d’alarme et un message d’espoir.

Programme des conférences et inscription gratuite sur le lien suivant : https://www.weezevent.com/2019-la-fin-d-un-monde