Des manifestants brandissent un panneau « non à un cinquième mandat » d’Abdelaziz Bouteflika, le 3 mars à Alger. / ZOHRA BENSEMRA / REUTERS

Ils chantent leur « vie de malheur » sous Bouteflika. Et pendant un instant, leur cri de désespoir a même réussi à couvrir le bruit mécanique de l’hélicoptère qui tourbillonne dans le ciel noir algérois. Il est 0 h 20, dans la soirée du dimanche 3 mars, et leur « espoir » refuse de dormir. « Aujourd’hui, aujourd’hui, on va passer la nuit dehors », reprennent comme un seul homme des milliers d’Algériens, pour la plupart des jeunes. De la place Maurice-Audin à la rue Didouche-Mourad, dans le centre-ville, ils ont été des milliers à refuser un cinquième mandat que souhaite briguer Abdelaziz Bouteflika. Mais au-delà du nombre ou de la cause, ce rassemblement est historique : c’est la première fois depuis vingt ans qu’une manifestation se déroule si tard la nuit en plein cœur de la capitale.

Quatre heures plus tôt, la candidature du chef de l’Etat sortant à l’élection présidentielle, prévue le 18 avril, a finalement été déposée au Conseil constitutionnel par son directeur de campagne, Abdelghani Zaalane ; alors même que cette haute assemblée a rappelé que chaque prétendant à la fonction suprême devait venir en personne remettre son dossier. Mais comment pouvait-il en être autrement ? Le président, victime d’un AVC en 2013, et lourdement handicapé, est actuellement hospitalisé à Genève. « C’est une nouvelle humiliation. Nous sommes encore la risée du monde », enrage Adlane, 41 ans, « cadre dans une entreprise étatique » comme il se présente. « Quelle connerie ! On ne sait même pas s’il est vivant ou mort ? On ne sait même pas qui écrit ses communiqués ? On ne l’a pas vu nous parler depuis des années », fulmine Houari, 20 ans.

« Je pensais qu’il y avait un espoir »

Cette foule a dénoncé une « mascarade », une « honte », « une insulte », « l’ultime provocation » et son « écœurement » face à cette situation. Sofiane, chef d’une petite entreprise d’électricité de 37 ans, a été sonné par l’annonce de la candidature de « Boutef ». « Honnêtement, avec les manifs qu’il y a eues, je pensais qu’il y avait un espoir, qu’il allait renoncer à se présenter. Qu’il lui restait un peu de dignité. On y a cru, ose-t-il avouer. Je suis plus que dégoûté. Chez nous, on a un mot pour exprimer le trop-plein : le “dégoûtage”. Voilà ce que je ressens. » « Et moi, je suis énervé, argue Abdelrahman, cet homme de 27 ans qui a arrêté ses études pour chercher un travail. C’est trop ! On ne peut pas accepter cette situation pour l’Algérie. On a notre pays au fond du cœur. » D’autres, probablement plus résignés encore, savaient pertinemment que le pouvoir allait passer en force. « C’était prévisible, assure Samir, 38 ans, garagiste. Ça nous a fait du bien de manifester, c’était émouvant ; mais en face de nous, les membres du pouvoir n’allaient pas renoncer à leurs privilèges et dire qu’on vous laisse le pays, on va en prison, à cause de deux marches. »

Certes, mais contrairement aux deux autres manifestations, du 22 février ou du 1er mars, on sent véritablement la colère de cette jeunesse algérienne qui n’est pas prête de retomber. Les slogans hostiles au « pouvoir assassin » ont résonné, puissants, dans la nuit fraîche algéroise. « Vous avez bouffé le pays », « même si vous envoyez les forces spéciales, non au cinquième mandat », ont hurlé les jeunes. « A Alger, la capitale, y a pas de cashir », a-t-on pu aussi entendre car, comme l’explique en rigolant Samir, « on a coutume de dire que l’on peut acheter des cadres du FLN avec un sandwich à la viande ».

Cette nuit-là, un important dispositif policier a été déployé : une quinzaine de rangées de CRS a bloqué la rue Didouche Mourad pour éviter que la foule ne remonte jusqu’au palais de la présidence ; un nombre incalculable de forces de l’ordre en civil a gravité autour des manifestants ; quelques hommes ont été lourdement armés. Le dispositif a été tellement impressionnant que certains manifestants n’ont pas pu s’empêcher de se prendre en selfie avec ces agents qui ont, parfois, lâché en retour un petit sourire.

Le soutien de la France pointé du doigt

La machine contestataire est désormais pleinement lancée et une partie du peuple algérien ne semble pas prêt à reculer face au pouvoir. « Ils ne vont pas lâcher, on ne va pas lâcher », lance l’un des manifestants. Cette nuit-là, la jeunesse n’a plus caché sa haine pour le président Bouteflika au pouvoir depuis 1999 et n’a désormais plus une once de respect pour cet « homme agonisant ». « Il est pire qu’un tsunami : en vingt ans, il a détruit 43 millions de vies [la population algérienne] », s’emporte Samir. On le traite de « voleur », d’ailleurs on le surnomme « Boutesrika » [srika signifie vol en arabe]. « On dit que la guerre civile de la décennie noire [années 1990] a fait 200 000 morts. Mais en vingt ans, combien de jeunes sont morts à cause de la drogue ou dans la mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe à cause de lui ? », lance comme effondré Walid, 22 ans, étudiant en gestion d’entreprise.

Chacun y va de sa plainte et de sa saillie : le réquisitoire de la jeunesse algérienne est implacable. Certains n’hésitent pas à dire publiquement qu’ils souhaitent la mort « le plus vite possible » de Bouteflika. « Moi, je l’attends avec impatience », dit Adlane avec un sourire glacial. Mais au-delà de la personne du président, c’est tout un système politique qui est sifflé. « Ces gens-là, ils peuvent sacrifier leur famille pour rester au pouvoir, ils ont bien sacrifié tout un pays », assure Walid. Les manifestants ont aussi pointé le rôle de « Madame la France », selon eux, « complice » du régime algérien, le soutenant au nom de ses propres intérêts.

Un appel à la grève générale a été lancé, une nouvelle fois, par les jeunes contestataires. D’autres rassemblements devaient avoir lieu dans les prochains jours. La manifestation la plus importante est prévue pour vendredi 8 mars. Cette troisième marche pour la dignité coïncide avec la Journée internationale des droits des femmes, et les Algériennes promettent de sortir en nombre.

Désormais, un mano a mano va se jouer entre le peuple et le pouvoir. « C’est l’Algérie unie contre eux », a-t-on pu lire sur certaines pancartes. Et même si les cortèges se sont déroulés pacifiquement, une partie de la jeunesse craint, cette fois-ci, une répression policière violente. Mais comme ces manifestants l’ont suffisamment rappelé : « On n’a plus peur ! » Adlane résume leur état d’esprit : « J’ai connu dix ans de guerre civile, vingt ans de Bouteflika, je préfère marcher que manger. »

Algérie : cinq choses à savoir sur Abdelaziz Bouteflika

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Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies a poussé des dizaines de milliers d’Algériens dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril 2019.

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