Le chanteur et musicien camerounais Blick Bassy. / Justice Mukheli

1974. Alors que Mongo Beti rend hommage au militant anticolonial camerounais Ruben Um Nyobè dans ce qui deviendra l’un des chefs-d’œuvre de la littérature africaine au lendemain des indépendances, Remember Ruben, naît à Yaoundé un certain Blick Bassy. Quarante-cinq ans plus tard, le chanteur et musicien biberonné à la culture bassa salue à son tour la mémoire de Mpodol (« celui qui porte la parole des siens » en bassa) dans son nouvel album, 1958.

Retour en arrière. Après une traque sans répit, l’armée française localise le meneur de la lutte pour la libération et l’indépendance du Cameroun aux abords de Boumnyébel, son village natal. Elle l’assassine le 13 septembre 1958 avant de traîner son corps sur des kilomètres, au point que son visage sera méconnaissable. Il faut effrayer les populations qui soutiennent les maquisards. Les « terroristes » disent ceux qui ont fait le choix d’être du côté de la France et qui accéderont au pouvoir en 1960.

« Nous sommes toujours colonisés »

« Un terme encore trop souvent utilisé par les politiques camerounais », déplore Blick Bassy. Avant d’ajouter : « Ceux-là même qui ont combattu l’UPC [Union des populations du Cameroun] et ont renoncé à une indépendance totale contrairement à Ruben Um Nyobè. Résultat : nous sommes toujours colonisés. On le voit à travers la gestion du pays. Regardez les intérêts qui sont défendus ! »

Voix légère et dense, forte et fragile, posée sur une composition acoustique ciselée à la fois dépouillée et sophistiquée, la musique folk de Blick Bassy est à son image, nourrie de la culture bassa. Installé en France depuis dix ans, l’ancien fondateur du groupe Macase, multirécompensé en Afrique et en France, a passé une grande partie de son enfance au village, à Mintaba, dans la région du Centre. Il y a appris la musique assiko, mais aussi à vivre avec la forêt, à porter son attention sur son environnement pour adopter un comportement adapté.

Blick Bassy - Ngwa (Official)
Durée : 04:27

« Parmi la jeune génération, beaucoup n’ont jamais entendu parler de Ruben Um Nyobè, mais le problème va plus loin que ça. Par ignorance de leur histoire, les gens se sont coupés de leurs racines et sont dans un mimétisme occidental, alors que tout notre écosystème et la nature imposent une autre réalité qui a besoin de solutions différentes que celles vantées par l’Occident. Ces solutions, nous les avons, mais nous ne les voyons pas car nous avons été éduqués pour ne pas les reconnaître. Nos modèles politiques, économiques et sociaux n’ont rien à voir avec ce que nous sommes réellement. Nous avons besoin de nous arrêter pour comprendre tout cela », analyse Blick Bassy, qui invite à repenser le lien avec les traditions.

« Beaucoup de Camerounais respectent les coutumes au village, par obligation. Mais sans y adhérer réellement. On constate aujourd’hui un tribalisme contre les Bamiléké, la tribu la plus connectée à ces traditions. Là aussi, il faut s’interroger sur le pourquoi », explique Blick Bassy, qui revient sur un système fondé sur la corruption ainsi que sur l’histoire du Cameroun.
« Ruben Um Nyobè avait bien compris qu’on allait diviser les Camerounais, les monter contre les Bamiléké et qu’on allait chercher à opposer les anglophones et les francophones. La seule solution aujourd’hui, c’est le fédéralisme. La nation camerounaise n’existe pas, elle est encore à construire », avance le guitariste et percussionniste qui a redécouvert Ruben Um Nyobè et l’humanisme qu’il portait à travers ses écrits.

Une voix toute en intensité

« On ne nous a pas transmis notre histoire, ni à l’école ni au sein des familles. Mon grand-père a vécu caché dans la forêt pendant près de deux ans avec ma mère. En 2016, quand je l’ai interrogé à ce sujet, il chuchotait car il avait encore peur. Avec cet album, j’ai voulu rendre populaire cette histoire. Nous devons prendre en main le storytelling de notre passé et cela doit se faire dans nos langues, qui sont fondamentales dans la construction de nos imaginaires », précise l’artiste qui chante en bassa.

Tous ces thèmes sont présents dans son quatrième album, 1958, qui entend réhabiliter la figure de Ruben Um Nyobè et de tous ceux qui, comme Félix-Roland Moumié et Ernest Ouandié, ont donné leur vie pour libérer leur pays, dans Ngwa, « l’ami ». Blick Bassy raconte le combat du nationaliste dans Maqui, demande aux politiques actuels de rendre des comptes dans Mpodol et regrette de voir les jeunes générations sacrifier les valeurs ancestrales et céder aux illusions de la société de consommation dans Ngui Yi, « l’ignorance »…

Pour accompagner la sortie de l’album, le clip du morceau Ngwa a été réalisé par Tebogo Malope aka Tebza dans les grands espaces à couper le souffle du Lesotho. L’histoire du Cameroun est de celle de tous les combattants pour la liberté. Un bijou à l’esthétique épique léchée, qui sublime la voix toute en intensité de Blick Bassy.

1958, de Blick Bassy (No Format).
Blick Bassy sera en concert à La Cigale le 15 avril et au Printemps de Bourges le 20 avril.

Panafricain-e-s : Ruben Um Nyobè, le héros oublié du Cameroun
Durée : 08:34