C’est une bombe à fragmentation, dont les éclats n’en finissent pas de s’abattre sur l’Eglise catholique, restée si longtemps muette face à la pédocriminalité de certains de ses membres et à la souffrance des victimes. Jeudi 7 mars, le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, condamné à six mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Lyon pour n’avoir pas dénoncé les agissements pédophiles du père Bernard Preynat – avoués par leur auteur mais non encore jugés – a immédiatement présenté sa démission.

La conférence de presse qu’il a tenue, prononcée au diocèse vers 13 heures, a duré trente-deux secondes. Tête baissée la plupart du temps, le prélat de 68 ans exprime sa « compassion » pour les victimes et leur famille, en lisant son texte. Puis il relève le regard : « J’ai décidé d’aller voir le Saint-Père pour lui remettre ma démission. Il me recevra dans quelques jours. » Le pape François, informé de la décision du plus haut représentant de l’Eglise en France, a donc accepté le principe de sa visite, ce qu’il n’aurait sans doute pas fait, selon les spécialistes, s’il avait l’intention de refuser cette démission. Mais, si c’est le cas, l’onde de choc qui ébranle déjà l’institution s’en propagera davantage.

Le Vatican n’a émis aucun commentaire après cette déclaration et devrait persister dans son silence jusqu’à la rencontre annoncée. La Conférence des évêques de France (CEF) s’en tient à la même prudence, dans un communiqué publié jeudi. La démission de Mgr Barbarin de sa fonction d’archevêque (ce qui n’exclut pas qu’il demeure cardinal), « relève de sa conscience personnelle », souligne la CEF. Elle dit désormais attendre l’issue de l’appel interjeté par les avocats du prélat. Le texte se termine cependant par un rappel ferme : « La CEF réaffirme sa volonté de lutter avec détermination contre toutes les agressions sexuelles commises par des clercs sur des mineurs. »

« Heureusement surpris »

Des voix se sont bien sûr élevées pour se réjouir du « tournant historique » pris le 7 mars, comme celle du père Pierre Vignon, auteur, en août 2018, d’une pétition appelant à la démission de Philippe Barbarin, qui avait recueilli plus de 100 000 signatures. « La décision qu’il vient de prendre le met enfin à la hauteur de ce qui se passe », juge le prêtre, destitué en novembre 2018 de sa fonction de juge ecclésiastique à Lyon pour avoir osé lancer son appel. Le pape François « rendra service à l’Eglise et au monde en acceptant la démission du cardinal », ajoute-t-il. Interrogé le 26 août 2018 sur la démarche du père Vignon, le souverain pontife, proche du cardinal, qui a été sa porte d’entrée en France où il ne connaissait quasiment personne, avait louvoyé en insistant surtout sur la présomption d’innocence.

Un autre prêtre, Jean-Luc Souveton, abusé par un religieux à l’adolescence, s’est dit « très heureusement surpris » de la décision du tribunal, auprès de l’AFP. Elle a « apporté la réponse à la question de Mgr Barbarin, qui avait demandé durant son procès pourquoi il était poursuivi », ajoute ce religieux stéphanois dont l’agresseur a été condamné en décembre 2018. « Pour les victimes, c’est le signal qu’il ne faut pas désespérer de la justice. Et je suis surpris que le cardinal fasse appel. » A Lyon, en revanche, où le diocèse s’est profondément divisé sur le procès intenté au cardinal, personnage à la fois admiré et controversé, la partition perdure entre champions et détracteurs du prélat.

C’est évidemment parmi les victimes, à l’origine du procès, que la satisfaction est la plus éclatante. « C’est un signal fort qui dit que personne n’est au-dessus des lois, parce que la justice divine n’est pas la même que celle des hommes. Ici, on est sur terre », s’est réjoui François Devaux, fondateur de l’association La Parole libérée. Pierre-Emmanuel Germain-Thill, également membre de l’association, demande au pape d’appliquer « la tolérance zéro » en défroquant le cardinal Barbarin, comme il l’a fait, en février, pour l’ex-cardinal américain Theodore McCarrick, accusé non pas d’avoir couvert des abus sexuels dont il aurait eu connaissance, mais de les avoir commis.

En mars 2016, à Lourdes, Philippe Barbarin avait assuré : « Je veux dire avec la plus grande force que jamais, jamais, jamais je n’ai couvert le moindre acte de pédophilie. » A la stupéfaction générale, il avait ajouté : « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits. » C’est de cette phrase inouïe que le réalisateur François Ozon a tiré le titre de son film, Grâce à Dieu, en salle depuis le 20 février, malgré les tentatives des avocats du père Preynat, d’empêcher sa sortie à la date prévue. « A travers le cas du cardinal Barbarin, la non-dénonciation d’actes pédophiles est enfin reconnue comme une véritable infraction aux yeux du grand public, a déclaré le cinéaste, cité par France 3 Auvergne-Rhône-Alpes. Cela va permettre une libération de la parole encore plus importante et dans beaucoup de domaines. » Le film a déjà été vu par près de 500 000 personnes.

« Portée majeure »

Pour Frédéric Martel, auteur d’une enquête fouillée sur l’homosexualité au sein du Vatican, Sodoma (Robert Laffont, 638 p., 23 euros), l’attitude de Philippe Barbarin jusqu’à ce 7 mars, marque « la quintessence de l’hypocrisie du catholicisme français ». Très engagé contre le mariage gay, défilant au bras de Frigide Barjot dans La Manif pour tous, alors qu’il est censé représenter un clergé intellectuel qui a lu Green, Maritain, Mauriac, « il manifeste au nom de la protection de l’enfant et de la famille tout en ayant couvert la pédophilie pour protéger l’institution ». Le second reproche qu’il lui adresse est d’avoir, en République, fait primer la Bible sur le droit français. Dans un monde clos où les condamnations sont rares et les démissions plus encore, l’événement survenu jeudi lui paraît « d’une portée majeure ».

Cette démission apparaît comme « logique » aux yeux de la rapporteuse de la mission d’information sénatoriale sur la pédocriminalité, Marie Mercier (LR, Saône-et-Loire), qui doit rendre son rapport fin avril. Elle se dit surprise par l’ampleur de tout ce que la mission est en train de mettre au jour lors de ses auditions, dans tous les secteurs. La sénatrice se montre cependant attentive à l’effort de réflexion de l’Eglise. « La pédophilie, est-ce un péché ou crime ? », a-t-elle demandé de façon abrupte à plusieurs ecclésiastiques. « Ils m’ont tous répondu sans hésiter, c’est un crime », observe-t-elle.

Il est certain que la justice a franchi une étape décisive ce 7 mars, secouant plus encore l’institution religieuse, déjà mise à mal par une crise des vocations sans précédent. Juste avant le sommet mondial qui a réuni au Vatican, du 21 au 24 février, 190 hauts responsables de l’Eglise catholique pour un sommet sur les abus sexuels, Mgr Georges Pontier avait déclaré au Journal du dimanche : « Il existe une vénération de l’Eglise qui est malsaine et peut empêcher la libération de la parole. » On n’en est plus là. « Les victimes n’ont pas besoin de repentance permanente si les actes ne suivent pas », avait ajouté le président de la CEF, à juste titre.